Chronique publiée sur Reporterre le 21 novembre sous le titre “En Corée du Sud, une tenace bataille contre une énorme base militaire”

Des orangers, des palmiers, un climat incroyablement doux, tout caresse les sens dès qu’on arrive sur l’île volcanique de Jeju, au sud de la Corée… Mais dans ce décor luxuriant se cache la base navale très décriée de Gangjeong. Reporterre s’en était fait l’écho en 2015. Deux ans plus tard, loin de l’Automne de mon Diois, et quelques jours avant la visite de Donald Trump en Corée du Sud, je me suis rendue à Jeju (*).

Ile de Chedju, juin 1970.
Voici très longtemps, Chedju est sortie de la mer dans un nuage de vapeur, de soufre, de magma, bombardant le ciel de roches incandescentes avec un barrissement incongru. (…)
Alizés, moussons, graines, pollen, abeilles, oiseaux : l’île s’est couvert de forêts, de pâtures, d’azalées, de fougères et l’Océan a fait très bon accueil à cette nouvelle venue de velours vert
Nicolas Bouvier, Journal d’Aran.

L’idée d’une base navale militaire sur l’île de Jeju est née en 1993. Son implantation avait d’abord été prévue à Hwasun, puis à Wimi. A chaque fois, le projet a été repoussé par les habitants, pour finalement venir se loger en dernier ressort à Gangjeong en 2007. Après dix années de luttes, la base a finalement été achevée et officiellement inaugurée en février 2016. Le modèle est posé : c’est celui d’une deuxième Hawaï, d’une économie locale basée sur l’étonnant combo militaro-touristique. C’est celui d’une base navale Sud-Coréenne étonnamment dimensionnée pour les intérêts d’une autre armée, celle des États-Unis : non pour contrer la Corée du Nord, située à l’autre bout du pays, mais bien la Chine, à quelques encablures de Jeju. Sinon, pourquoi avoir choisi ce port, secoué par la naissance des typhons et difficile d’accès ?

C’est ce que m’expliquent Curry et Sung-Hee Choi, au village de Gangjeong. Curry est américaine, membre d’une communauté chrétienne, elle se consacre depuis deux ans à la campagne « Ocean protest » qui organise des sorties en kayak devant l’entrée marine de la base. Sung-Hee est Sud-Coréenne, une figure locale et historique de cette lutte. Toutes deux nous offrent du thé et des mandarines, les spécialités locales, dans le Centre pour la Paix où sont tendus de grands panneaux de photos qui retracent dix ans de mobilisation. Les premières manifestations en 2007, le Prix de l’environnement de Jeju brûlé symboliquement en 2008, la demande de révocation du gouverneur de l’île en 2009, le blocage des premiers travaux en et les premières arrestations musclées en 2010 et 2011. En 2012, les choses s’emballent, un activiste français monté sur une grue est expulsé, des grèves de la faim ont lieu, des peines de prison sont prononcées, des barricades montées, et au final une véritable ZAD se met en place. La lutte s’enracine et des activistes affluent du monde entier. Oliver Stone lui-même se déplace sur le site en 2013. Las, non seulement la base n’est pas stoppée mais en 2016 la navale Sud-Coréenne réclame 3 millions de dollars aux opposants pour la mise en retard du chantier. La procédure est toujours en cours.

Curry m’explique qu’une première réunion a eu lieu au tout début du projet, sans aucune information sur l’étendue de la base, où l’applaudimètre a valu accord d’une population majoritairement absente : ils étaient 87, sur 2000 habitants. Cela a soulevé un tel tollé qu’une nouvelle consultation a été organisée : avec 70 % de participation, les habitants ont dit non à 94 % au projet. Cela n’a pas empêché sa poursuite. La loi sur la protection du littoral a été contournée pour permettre la construction de la base, des compensations financières offertes aux pêcheurs et aux plongeuses traditionnelles de Gangjeong, et des divisions savamment organisées au sein même de la communauté à coup de rumeurs et de cadeaux financiers différenciés selon les familles et leur empressement à soutenir le projet.

Sung-Hee s’interrompt entre deux panneaux et se tourne vers moi. Elle tient à insister sur un point : « Il y a beaucoup de militants pour la paix dans le monde, de responsables politiques progressistes, pourquoi ne parlent-ils que des bases américaines ? Ils devraient aussi s’intéresser aux autres bases à l’étranger ! Les États-Unis sont malins : ils se servent des bases locales pour leur propre stratégie, leurs propres intérêts ». Pour elle, « l’objectif est clair pour tout le monde, c’est l’alliance militaire entre les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud ! ». Sung-Hee me parle alors d’Okinawa, cette île au sud du Japon d’où sont parties les attaques pour le Vietnam, et du traumatisme moral que cela a été pour la population. Il y a quatre ans, au Japon, on m’avait beaucoup parlé d’Okinawa, de sa biodiversité incroyable – le mythique Dugong – mais aussi de la lutte de ses habitants contre la base américaine. Juste avant mon départ pour Séoul, j’ai eu le plaisir de voir que Mediapart s’en faisait l’écho. Des visites de soutien réciproques se sont organisées entre les deux îles, une forme de réconciliation par la résistance alors que l’occupation japonaise a laissé des blessures profondes en Corée du Sud.

La base pose d’autres problèmes, nombreux, sur le plan environnemental. La côte est une réserve de biosphère unique classée par l’Unesco. C’était un lieu fréquenté par les dauphins – une espèce dont il ne reste que 114 individus en Corée. Ils ont fui. Plusieurs espèces de crabes et de grenouilles sont menacées. Les coraux, parmi les plus beaux du monde, périssent : la base et ses installations les ont littéralement asphyxiés en les privant d’oxygène. Et un doute persistant se pose sur la question des déchets : « A chaque fois qu’un navire arrive, on voit aussi arriver des camions. Ils repartent chargés de déchets vers les décharges de l’île, on ne sait pas ce qu’ils transportent, on n’a pas les moyens scientifiques de les analyser, mais ces déchets viennent de navires étrangers : c’est de l’importation de produits, ils devraient passer par les services des douanes ! En plus nous avons le tri sélectif sur Jeju, là tout est mélangé et on ne sait même pas si c’est toxique ou pas », s’alarme Curry.

Mais au bout de dix ans, et avec une base désormais opérationnelle, la mobilisation s’essouffle. Les habitants sont fatigués. Certains y trouvent leur compte avec les compensations financières. Et puis le gouvernement a construit un terminal de croisière touristique sur la base, installé des panneaux solaires gratuitement sur les toits des maisons, et de manière générale la plupart des villageois aspirent au calme et à la paix. La paix… Ce n’est pas ce que leur promet la base navale mais l’air est doux, et la lutte est dure. Il ne reste pas beaucoup d’activistes à Gangjeong. La chaîne humaine qui a lieu chaque jour devant l’entrée de la base ne réunit ce jour-là qu’une dizaine d’opposants, dont la moitié viennent de l’étranger. L’action est festive, non violente. Il y a des chants, des chorégraphies. Un déjeuner pris en commun dans ce qu’il reste de la cantine auto-gérée de la « ZAD », un terrain de la base annexé par les opposants au plus fort de la mobilisation. Mais l’élan n’y est plus, les automobilistes nous croisent l’air goguenards, le fait même d’être tolérés devant l’entrée de la base montre à quel point le petit groupe ne représente plus aucun danger. Entre orangers et figuiers, sur le chemin du retour, cela n’empêche pas Sun-Hee de me glisser à l’oreille : « Un jour, elle fermera ».

Du car qui me remmène j’aperçois un voilier dans un port, il s’appelle le Shangri-La (**).

Notes

(*) Je dicte me premières notes pour cette chronique en grignotant des patates douces séchées depuis le bus qui m’emmène au village de Gangjeong, et le correcteur automatique transforme Jeju en ‘chez nous’. Je trouve ça très joli.

(**) Revoir Les horizons perdus (Lost Horizon) de Franck Capra, sorti en 1937 : dans les montagnes du Tibet, les survivants d’un crash d’avion sont recueillis dans la vallée de Shangri-La, un lieu fermé, utopie aux merveilleux paysages où le temps est suspendu dans une atmosphère de paix et de tranquillité…