lundi 6 décembre 2010

Gratuité, dernier acte

Après l'annonce, le compte-rendu et les vidéos, voici le texte que j'ai rédigé pour les Actes du colloque (paru aux éditions Golias que je vous recommande chaudement de commander par mail ici) co-organisé par le Sarkophage et les Lacs de l'Essonne sur la gratuité des services publics à l'international.

Bonne lecture !

Construire la gratuité des services publics à l'international


« Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l'effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l'organisation et des ressources de chaque pays. »

Déclaration universelle des Droits de l'Homme (art. 22), 1948.


Suppression de 490.000 postes de fonctionnaires en Angleterre, fin de l'aide aux chômeurs longue durée en Espagne, baisse du revenu minimum d'insertion au Portugal, non remplacement d'un fonctionnaire sur deux en France, hausse de deux points de la TVA en Grèce (à 21%), et report de l'âge de départ à la retraite partout... Les temps changent. Jusqu'ici c'étaient les pays du Sud qui subissaient les assauts libéraux de la part du FMI, de l'OMC ou de la Banque Mondiale. Désormais les différents plans d'austérité, sous l'injonction de réduction des déficits publics, se conjuguent avec les attaques répétées de l'Union européenne contre les services publics, vus comme d'affreux monopoles en contradiction avec la sacro-sainte « concurrence libre et non faussée ». Résultat : ouverture à la concurrence et privatisation de services fondamentaux comme l'énergie, le rail ou encore la formation et la santé. Dégradation des conditions de travail, abandon des missions non rentables, hausse des tarifs et recherche du moins disant social et environnemental. Car si la directive Bolkestein a été repoussée, la directive Services, elle, est bien là ! Nos services publics sont peu à peu pervertis en services d' « intérêt économique général » pouvant être confiés à des opérateurs privés. Or un opérateur privé, dans un système économique capitaliste, n'est pas là pour défendre l'intérêt général. Il est là pour faire des profits.

Mais l'éducation, la santé, l'énergie ou l'eau ne sont pas des marchandises comme les autres ! Pour qu'il y ait gratuité et service public, il faut au contraire un opérateur public, dégagé des logiques marchandes, qui se porte garant de l'intérêt général, instaure une fiscalité progressive et mette en place des mécanismes de péréquation en garantissant l'égalité sociale, c'est à dire concrètement que chacun ait accès au mêmes droits fondamentaux. Las, l'évolution actuelle du capitalisme tourne le dos à ces objectifs.

Dans tous les pays avancés, la seule solution à la crise serait celle du « moins d’Etat ». Cette politique se pare d’une justification idéologique : mieux que l’Etat, le marché serait l’instrument irremplaçable d’une allocation optimale des ressources disponibles. Le rôle de l’Etat consisterait alors à démanteler les activités sous son contrôle afin de les rendre au marché et à veiller à ce qu’aucune législation ou réglementation (le droit du travail par exemple !) ne vienne perturber son libre fonctionnement. Ce discours n’a qu’un but : renforcer le camp de l'oligarchie qui détourne à son profit les richesses produites en concentrant la propriété et le contrôle des moyens de production, d'information et de décision. Actionnaires de multinationales, patrons de medias dominants et pouvoir politique n'en peuvent plus de collusions d'intérêts et de retours d'ascenseur, au détriment des travailleurs et des citoyens, toutes celles et ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre et pour lesquels les services publics sont parfois le seul obstacle qui s’élève encore entre la pauvreté et la misère.

Parce qu'il est inacceptable d'avoir à choisir à la fin du mois entre manger, se chauffer ou se soigner, les services publics doivent rester le patrimoine de ceux qui n'en ont pas. Mais le discours dominant est aussi construit précisément pour dissuader ceux-là de se battre pour changer les choses. Si « on n’y peut rien » parce qu’il n’y a pas de meilleure solution que celle dictée par le marché, alors il n’y a pas de place non plus pour la politique et les luttes sociales. La conduite des affaires publiques n’est plus l’affaire des citoyens, mais celle des experts de l’économie et de la finance. L'usager devient un « client », les cotisations des « charges », et la gratuité de l' « assistanat », avec comme seule boussole politique le profit et les notes délivrées par les agences de notation. Sauf que tout ceci est un mensonge. « Les marchés », ça n’existe pas. En tout cas, pas sous la forme qu’on nous présente. La loi du marché, ce n’est pas la loi de la gravitation universelle, un phénomène physique naturel qui s’imposerait à nous sans qu’on puisse le modifier. « Les marchés », ce sont des femmes et des hommes qui prennent des décisions qui nous concernent dans le secret des conseils d’administration des grandes sociétés, des comités d’investissement des banques et des compagnies d’assurances, des états-majors des fonds d’investissement et des « hedge funds »…et ce sont ces personnes là, quand elles décident d’investir ou de délocaliser, d’acheter ou de vendre, de prêter ou de refuser un crédit, d’embaucher ou de licencier…qui sont « les marchés ». Ceux à qui il faut redonner confiance quand ils sont déprimés, en taillant dans les dépenses sociales, en massacrant les services publics et en ouvrant ainsi de nouveaux champs à leur recherche incessante de sources de profit. On voit bien le but de ce mensonge : laisser les marchés diriger l’économie, c’est laisser cette oligarchie la diriger ! Eux, plutôt que les travailleurs, les usagers et les représentants des citoyens. C’est réduire la politique à une agitation stérile et asphyxier la démocratie. La méthode appliquée, dans tous les pays, est toujours la même. Toujours moins de moyens pour les services publics, c’est les condamner à être de qualité de plus en plus médiocre, avec pour résultat d’inciter ceux qui le peuvent à faire appel à des services privés, pour le plus grand profit des « marchés ». Tout le monde a en tête les opportunités que crée la réforme des retraites pour ceux qui, comme le frère du président de la république, lorgnent avec convoitise le marché de l’assurance retraite privée...

A cette politique organisée de démantèlement des services publics, il faut opposer deux objectifs essentiels : gratuité et qualité. Assurer la gratuité des services publics, c’est garantir leur accès à tous. Mais affirmer que les services publics doivent être gratuits ne doit pas faire oublier qu’ils ont un coût, et que cette gratuité peut donc venir en concurrence avec les autres objectifs d’un gouvernement qui aurait décidé de rompre avec le système actuel. On peut aussi se demander si la valeur d’usage de l’eau que l’on boit est la même que celle de l’eau qui sert à remplir les piscines privées. Ou encore refuser de confondre gratuité et autorisation de gaspiller. Si la gratuité généralisée doit être affirmée comme un objectif à terme, il n’est donc pas possible ni souhaitable d’esquiver un débat sur l’intérêt d’une gratuité limitée dans un premier temps à un usage raisonnable, les consommations supplémentaires faisant l’objet d’une tarification progressive.

Assurer la qualité des services publics, c’est inciter chacun à les utiliser plutôt que de pousser ceux qui le peuvent à se tourner vers des solutions individuelles contraires à l’intérêt collectif. Pour limiter la circulation automobile, il ne suffira pas de rendre gratuits les transports publics existants, s’ils ne permettent pas de se rendre à son travail dans des conditions satisfaisantes en termes de temps de trajet et de ponctualité. Ne pas veiller à la qualité des services publics, c’est se condamner à voir sans cesse resurgir un marché privé (ostensible ou souterrain) là où on avait cherché à le faire disparaitre.

Gratuité et qualité ne se nourrissent pas naturellement l’un l’autre. Dans une certaine mesure, ils peuvent même être antagonistes, la gratuité, totale ou partielle, privant les services publics de ressources qui auraient pu être consacrées à l’amélioration de leur qualité. La gestion future des services publics nécessitera donc des arbitrages sur la base de critères à la fois d'utilité sociale et d'empreinte écologique, qui ne pourront être correctement rendus que s’ils sont issus de débats citoyens associant travailleurs, usagers et représentants des collectivités concernées. Les travaux d'Elinor Ostrom, prix Nobel d'économie, sur la théorie de l'action collective ont prouvé l’efficacité de la gestion de biens communs par des associations d’usagers. Des expériences de démocratie directe existent en matière de budgets participatifs ou de gestion municipale par la co-décision, inspirons nous en !

Implication citoyenne, répartition des richesses, égalité républicaine... en permettant à tous d’accéder dans les mêmes conditions à des biens et services indispensables à la satisfaction de besoins fondamentaux, les services publics incarnent aujourd'hui la solidarité entre citoyens d’un même pays. Avec la mondialisation généralisée des activités économiques d’une part, et l’approfondissement de l'urgence écologique planétaire d’autre part qui leur donne un nouveau rôle : celui de garantir un accès universel aux ressources communes nécessaires à la vie : air, eau…, les services publics doivent désormais acquérir une dimension internationale. Ils doivent devenir un instrument privilégié de résolution des problèmes communs à l’ensemble de l’humanité, un facteur de réduction des inégalités entre pays et un symbole de solidarité internationale. Or à côté des services publics qui s’exercent dans le cadre des Etats-nations, il existe depuis longtemps des services publics internationaux : l’Union postale universelle permet depuis 1874 d’envoyer du courrier partout dans le monde, et comment qualifier le service de positionnement GPS ou Internet ? Ne s’apparentent-ils pas à des services publics internationaux ? Quant au combat écologique, où les acteurs privés sont disqualifiés et où les problèmes ne peuvent trouver de réponses qu’au niveau mondial, comment pourrait-il se passer de services publics internationaux ? L'urgence écologique ne connait pas de frontières...

Alors, pour pouvoir construire des services publics gratuits et de qualité à l’international, il faudra d’abord dénoncer les accords qui organisent leur destruction méthodique. Comme, au niveau de l’OMC, l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) qui ne s’applique pas en principe aux services « fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », mais qui, dans la pratique, n’en exclut aucun (à l’exception des fonctions régaliennes : armée, police, justice) et renvoie aux gouvernements concernés le soin d’en établir la liste. Ou encore, au niveau de l’Union européenne, le Traité de Lisbonne, la réglementation des SIG (Services d’intérêt général) et des SIEG (Services d’intérêt économique général), la directive Services et les conséquences de l'idéologie libérale de l'Union en matière notamment d’ouverture à la concurrence des transports et de l’énergie.

Il faudra ensuite s’appuyer sur l’expérience et les luttes des travailleurs des services publics partout dans le monde. Pour citer un exemple récent, le premier Prix annuel des syndicats des services publics de qualité a été remis le mois dernier à Genève à la Fédération nationale des travailleurs de l'eau et de l'assainissement du Pérou. Le Conseil des Syndicats mondiaux, qui représente plus de 176 millions de travailleuses et travailleurs, y a également annoncé le lancement d'une grande campagne mondiale guidée par une charte et un plan d'action qui orienteront les démarches locales, nationales et internationales de promotion des services publics de qualité.

Des États prennent aussi leur place dans ce mouvement. A l’initiative de la Bolivie, l’Assemblée générale des Nations-Unies a reconnu fin juillet 2010, dans une résolution adoptée par 122 voix et 41 abstentions, le droit à une eau potable salubre et propre comme un droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme. Le gouvernement de Rafael Correa en Equateur reconnaît lui le parc Yasuni comme bien commun de l'humanité en renonçant à y exploiter des réserves de pétrole et en mettant en place un fonds international sous l'égide de l'ONU afin que tous participent à l'effort financier. Il faudra d'ailleurs réaffirmer haut et fort que les pays riches devront contribuer plus que les pays pauvres au financement de services publics gratuits et de qualité à l’échelle internationale, parce qu’en matière de changement climatique et de dette écologique notamment, ils les ont rendus plus que d’autres nécessaires.

Partout, enfin, il faudra inlassablement combattre l'introduction des logiques capitalistes et consuméristes dans les services publics, défendre le maintien et le développement des services publics existants, et leur création dans les pays qui en sont dépourvus. Le Japon vient de voter, en avril dernier, la gratuité des lycées : l'Etat prendra désormais en charge les frais de scolarité qui n'étaient jusqu'ici assurés que jusqu'au collège. La Namibie expérimente l'instauration d'un revenu inconditionnel, le Venezuela développe un service public de télévision d'éducation populaire faite pour et par le peuple... Jusqu'aux Etats Unis qui essayent, péniblement il est vrai, de mettre en place un début de couverture santé universelle. Si même les États Unis s'y mettent !...

Gardons espoir, restons combatifs, et travaillons à l'union des forces des peuples du monde pour des services publics solidaires, gratuits et de qualité, au Nord comme au Sud !

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