samedi 21 mai 2011

De la rebellion amoureuse (fiction)

Lue sur Le Grand Soir, cette critique du recueil Les Mondes d'Après paru chez Golias

14 mai 2011

Paul Ariès (et al.). Les mondes d’après. Nouvelles d’anticipation écologique

par Bernard GENSANE



Association d’idées : lorsque la couverture de cet ouvrage m’a accroché le regard, j’ai bien sûr pensé au Monde d’après ; une crise sans précédent, de Gilles Finchelstein et Matthieu Pigasse, qui nous invitait à sortir du capitalisme libéral et aussi de la dictature de l’urgence ; je me suis également remémoré Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen, de Stefan Zweig. Merveilleux livre du salzbourgeois se replongeant, en l’idéalisant quelque peu, dans un monde de culture, d’humanisme, de cohésion, un monde de « force spirituelle et morale » que le capitalisme allait balayer. Zweig avait fort bien compris – certes un peu tard, en 1942 – pourquoi l’inflation délirante avait engendré l’hitlérisme et pourquoi les grands konzerns l’avaient porté au pouvoir. Malgré tout, Le monde d’hier était sublimé par un devoir d’idéal.

En 1942, les esprits libres craignaient le coup de grâce. En 2011, les militants qui ont collaboré à ce recueil de nouvelles se demandent si nous sortirons de la pauvreté grandissante et du fascisme rampant par le haut : une écologie révolutionnaire, ou par le bas : un vert-kaki autoritaire et hygiéniste.

La cinglante post-face de Fred Vargas nous prévient, elle aussi, d’un coup de grâce possible :

« Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l’incurie et de l’humanité, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal. […] Il y a du boulot plus que l’humanité n’en eut jamais. Nettoyer le ciel, laver l’eau, décrasser la terre. […] À condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le retour de la barbarie. » Nous sommes loin de la phrase marketing gouvernementale, tellement mensongère, tellement “ com’ ” qui a inspiré le titre de cet ouvrage : « Avec le Grenelle de l’environnement, entrons dans le monde d’après. »

Face à la situation décrite par Vargas, la littérature, la fiction seront ici consolation, avant de laisser libre cours à la violence, l’humour décapant, la bouffonnerie, le constat glaçant, l’anti-phrase, l’emphase ou l’ekphrasis. Écoutons le biologiste Jacques Testart nous dire (en ayant à l’esprit le sort du grand savant britannique Alan Turing) que, dans la logique actuelle des choses, tout progrès est une régression : « Nul ne peut contester que l’élection, par cybervote, du professeur Graham, mathématicien et marathonien, démontre la maturité de nos populations. »

Jérôme Leroy n’exagère nullement en prévoyant un avenir proche d’interconnexion de tous les êtres humains : « L’implantation [des puces] s’est généralisée aux nouveaux-nés. Tout le monde était branchée avec tout le monde. On ne pouvait plus jamais être seul. En permanence, vous étiez surveillé, par la police, bien entendu, mais aussi par les médecins qui pouvaient consulter votre dossier à tout moment et vous envoyaient des mails pour vous signifier que vous ne seriez pas remboursé par ce qui restait de la sécurité sociale si vous mangiez cette boulette d’Avesnes avec du beurre alors que vous saviez très bien que vous aviez trop de cholestérol. »

Comment s’étonner que, dans un tel monde, les amoureux retrouvent le seul comportement rebelle qui vaille, celui du défi orgasmique, tel que le met en scène Corinne Morel-Darleux (“ Fuck’m all ! ”), dans un court texte directement inspiré de la relation amoureuse de Winston et Julia dans le Pays doré de 1984 ? Mais la police veille : « Mademoiselle Mitchell, Monsieur Denol. Vous venez de déclencher la procédure 84. Restez calmes. Ne paniquez pas. […] Vos mouvements sont captés, vos voix enregistrées. Ne tentez pas de fuir. Nos agents seront sur place dans quelques minutes. Ne bougez pas. »

Avec Maxime Vivas (“ La mobylette bleue ”), nous sommes dans un monde à front renversé. Son narrateur a décidé de quitter « la ville embouteillée et bruyante, gorgée d’oxyde de carbone, agglomérat de citoyens solitaires dans une foule autiste qui déambule sous la surveillance de mille caméras. » Pauvre rebelle, dans le collimateur du ministère de l’Environnement, de la Survie de la planète et de la Répression qui avait refusé l’installation, pourtant gratuite, de toilettes sèches ! Il va découvrir que les espaces ruraux sont hostiles, que l’expérience y est intransmissible, que la communication entre les êtres y est vaine et que la foule solitaire urbaine subit, pour finir, des peines moins afflictives que celles des riverains du canal du Midi.

Paul Ariès nous joue “ le monde d’après ” de manière franchement didactique (“ Le cauchemar climatisé de Sony ”). Nous sommes passés de la Société du Travail obligatoire à la Société du Partage obligatoire. 2050 a vu la fin du capitalisme vert. Le slogan « Moins de biens, plus de liens » a triomphé. La spéculation est impossible car la monnaie a retrouvé sa fonction unique d’échange. Les grandes usines ont été remplacées par des petites unités coopératives. La décroissance est devenue ludique.

Frédéric Denhez envisage une France sans pétrole (“ Car bonne fut la France ! ”). En 2022, le capitalisme s’est emballé dans une logique darwinienne terrifiante. Carrefour a racheté tous les agriculteurs des alentours. Wal Mart a racheté Carrefour. Chinese Food a racheté Wal Mart. Ravagés par la LRU, les chercheurs français sont allés vendre leurs méninges dans les pays émergents. Renault et PSA ne sont plus que des assembleurs. Le pays n’est plus solvable.

Parce qu’il est polyphonique, ce petit livre nous rend un grand service en nous prévenant que le grand soir n’est pas un moment d’équilibre parfait. Chaque nouvelle étant à la fois euphorique et dysphorique, sachons que, dans la lutte ardente et joyeuse, nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Haut de page