lundi 17 février 2014

Hanami de Méihuā sous les flocons. Et évaporation • 梅花 花見 • Ecosocialisme au Japon, épisode 8

"Tous en ce monde sur la crête d'un enfer à contempler les fleurs" Kobayashi Issa

HanamiMe.jpgLa politique cède un peu la place au poétique ici et je ne m'en plains pas... Je vais poursuivre mon séjour au Japon sur un mode plus nomade et plus intime, donc me faire plus rare sur les réseaux sociaux et m'absenter probablement de ce blog quelques temps, le temps de me rincer les yeux et de me réinspirer.

En politique comme en toutes choses, il est essentiel de savoir parfois s'extraire du quotidien et de prendre le temps d'aller se nourrir d'ailleurs et d'imaginaire. Faire un pas de côté, passer de l'activisme au contemplatif pour pouvoir revenir à l'action empreint de nouvelles étincelles dans le regard, avec une avidité nouvelle. Renouer avec la beauté de la vie et de chaque petite chose, lâcher prise, cesser de vouloir tout maitriser, ne plus penser aux signaux envoyés. Décrocher avec application, discipline et volonté, pour pouvoir se laisser aller à vivre les choses sans en chercher l'utilité, sans vouloir à tout prix les partager. Se désaccoutumer de l'aliénation de l'instantané, vivre pour soi enfin. Et puisque le thème de ce séjour est l'écosocialisme, mettre un peu tout ça en harmonie. Expérimenter ralentissement et buen vivir, toucher du doigt la gratuité des choses qui font vibrer sans rien rapporter au-delà de l'intimité. Alimenter ce dialogue intérieur qui transforme une personne et détermine ce qu'elle sera capable de porter et d'incarner.

Tout ici est propice à retrouver cet émerveillement, à laisser la magie s'installer doucement. A chaque tournant un temple, un héron, un jardin zen, une bambouseraie. Et je me surprends à sourire comme je ne l'avais pas fait depuis des années. Comme une gamine enchantée. Je suis accompagnée dans ce périple par les symphonies de Joe Hisaichi et par l'ombre du peintre fou Hokusai, dont je suis en train de lire l'autobiographie imaginaire de Bruno Smolarz. Hokusai qui s'attache au bruissement des feuilles et à la manière dont le pinceau peut rendre le moindre effleurement... Hokusai, peintre anarcho-punk avant l'heure rendu mille fois solitaire, qui avait le sentiment d'errer "comme on vogue sur une vaste mer, toujours incertain et flottant, poussé d'un bord à l'autre sans jamais trouver un port d'attache" mais aussi "de rester libre comme l'air, comme les oiseaux sur le rivage, toujours sur le qui-vive et prêts à s'envoler si quelqu'un vient les déranger". Comme un écho au titre de cet article qu'on m'a transmis : "voyager seule, l'audace de vivre". Oui, cette solitude choisie est féconde et permet de se recentrer pour mieux revenir, différemment. Avec plus de force et de discernement.

Le sensible a trop déserté la politique. Et le militantisme débridé de ces cinq dernières années m'a assoiffée de beau. Besoin de réapprendre à m'inspirer d'un ruisseau, d'un brin d'herbe, de poésie et de spirituel pour revenir en guerrière zen. La mise en harmonie de l'être par son environnement, comme me l'a écrit un ami... L'essence même de l'écosocialisme. C'est exactement ce que je ressens ici.

Avant de m'évaporer il y a une chose que je tiens à partager ici. J'ai vécu depuis que je suis au Japon deux journées vraiment hors du commun, qui m'ont marquée profondément, et pour longtemps. De ces moments qu'on a envie d'ancrer pour pouvoir les appeler les jours d'adversité. Il est hélas si rare que la réalité soit à la hauteur du fantasme mais ces jours là ça a été le cas, à chaque pas. La première était à Tokyo, au milieu des temples de l'ancien quartier de plaisirs d'Asakusa. Le jour où j'ai découvert mes premières fleurs d'Ume, appelées Méihuā 梅. J'ai cru d'abord que c'était un miracle de fleurs de cerisier écloses un mois plus tôt, je crois que j'étais tellement déçue de rater ce spectacle merveilleux que j'étais prête à croire n'importe quoi. Renseignements pris autour de moi, comme une folle souriant les larmes aux yeux, des Japonais amusés m'ont expliqué, comme on a pu, et j'ai approfondi dès que j'ai réussi à m'en arracher, après quelques dizaines de photos.

Réfugiée dans un café avec une connexion, j'ai souri de plus belle en découvrant que le Hanami (花見 « regarder les fleurs ») de Ume était une coutume japonaise plus ancienne que le Hanami de fleurs de cerisiers qui l'a supplanté. Le Ume a été introduit au Japon avec le Bouddhisme au VIIe siècle, et c'est la toute première floraison de l'année, avant les cerisiers. Une éclosion de fleurs éphémère, sur des branches apparemment mortes, une explosion de sève sous les flocons de neige... Ces particularités font que le Hanami d'Ume a été associé à la capacité de faire face à l'hostilité avec persévérance, de se remémorer la beauté, mais aussi les côtés transitoires de la vie. Selon le premier livre chinois traitant des plantes médicinales, ses fruits appelés meishi 梅实 "font descendre le qi, éliminent la chaleur et les vexations, calment le cœur". Un mythe personnel est né.

J'ai retrouvé cette émotion à Kyoto, lors d'une journée passée à cheminer sous une neige incessante de temple en temple, délicieusement seule dans ces lieux désertés par les visiteurs tant l'averse était drue, les sons étouffés par la couche de neige qui avait tout recouvert, jusqu'aux arbres de mille fleurs blanches, comme un Hanami d'Hiver.

Mono no aware, 物の哀れ. C'était mon cadeau avant de m'évaporer...

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