lundi 26 janvier 2015

Quand l’esprit zapatiste souffle sur la Drôme - Chronique du Diois sur Reporterre - Saison 1 Episode 6

Notre Dame des Landes, Chiapas‬, Chapias, l'un au ‪‎Mexique‬, l'autre dans le ‪Diois‬, deux revers d'un même modèle, post-capitaliste, où s'affirme le bien-vivre et où se refusent les traités de libre-échange. Quand le zapatisme s'invite dans la Drôme, c'est forcément un sujet pour la chronique mensuelle de Corinne Morel Darleux. Qui saisit l'occasion d'un judicieux rappel à cette histoire révolutionnaire... Un coup de plume inspiré du sous-commandant Marcos, à consommer à l'air frais. Reporterre

CHRONIQUE - Quand l’esprit zapatiste souffle sur la Drôme

par Corinne Morel Darleux, publiée sur Reporterre le 23 janvier 2015

Un concert de soutien aux Zapatistes dans le Diois. Ah bon ? Parce qu’on a jamais eu autant besoin d’internationalisme, plongée dans la langue vivante et libre du Zapatisme qui résonne encore aujourd’hui.


La neige n’est toujours pas là dans le Diois (voir chronique précédente). Les mushers avec leurs chiens de traîneaux, sinistrés par ce début de saison sur le Vercors et son vert plateau, se déplaceront finalement le mois prochain dans le Jura pour participer aux Championnats de France.

Pour les aider, samedi prochain, il y aura un concert de soutien à Chapias. Oui, vous avez bien lu. Chapias, un hameau du Diois avec ses bals folk, ses yourtes et ses tipis, repaire de champions mushers et quasi homonyme du Chiapas, lieu de la révolte menée par l’Armée zapatiste de libération nationale il y a vingt ans. Coïncidence, hasard de l’homonymie ? Pas seulement...

Pas du folklore

Pourtant je dois avouer qu’en septembre dernier, quand ma copine Nath est venue nous voir pour qu’on aille à son concert de soutien, aux Zapatistes celui-là, j’ai d’abord été perplexe. Parce que je ne voyais pas trop le lien, et si c’est juste pour s’exalter du côté exotique du sous-commandant Marcos qu’on ne voit ici que sur les tee-shirts de consommation de masse vendus l’été sur le marché, à côté du Che et de Bob Marley... Mais j’avais tort. Ce n’était pas du folklore.

Car depuis des années, sur le Diois, des initiatives se multiplient pour mieux faire connaître le mouvement zapatiste : expos, concerts, films, conférences, ce concert de soutien avec Joke et Izmo en lien avec le Caracol de Marseille, ou encore les « Rencontres zapatistes dans le Diois » de février 2014.

L’émission de la radio libre locale Rdwa sur le concert commençait justement par cette question : « C’est quoi être zapatiste en 2014 dans le Diois ? » La question peut paraître incongrue, et pourtant. Dès qu’on creuse un peu, l’actualité du mouvement et sa résonance locale ont de quoi faire réfléchir. Alors c’est ce que j’ai fait.

Aux racines du TAFTA et de la démocratie communale

Commençons par le commencement : en 1994, le soulèvement mexicain a démarré avec le refus du traité de l’Alena, accord de libre-échange nord-américain entre États-Unis, Canada et Mexique, qui menaçait de réduire à néant les cultures vivrières des peuples indigènes.

L’Alena est en quelque sorte l’ancêtre du Tafta (ou TTIP), ce nouveau traité de libre-échange qui est en projet actuellement, cette fois entre l’Union européenne et les États-Unis. Et contre lequel les rencontres de l’écologie à Die accueilleront justement une conférence gesticulée le week-end prochain. Voilà déjà un premier lien qui traverse les kilomètres et les années.

6-2afficherouge.jpgLe mouvement zapatiste, face à la répression qui s’abat après sa tentative d’offensive militaire, se replie alors dans les montagnes et décide de s’auto-organiser en tentant d’inventer d’autres formes de démocratie non-étatique, fondée sur la réappropriation de la chose publique et de la politique.

Ils installent des communes autonomes dans le Chiapas, un territoire qui regroupe plus de trois millions de personnes sur une surface équivalente à la Belgique. Là, ils mettent en place des « mandats temporaires et rotatifs, pour que tous et toutes apprennent et puissent effectuer ce travail. Parce que, nous autres, nous pensons qu’un peuple qui ne contrôle pas ses dirigeants est condamné à être leur esclave et que nous luttons pour être libres, pas pour changer de maître tous les six ans ».

Dans son livre [1], Jérôme Baschet use à ce sujet d’une belle formule : « Disperser le pouvoir ». Nous sommes, dans le Diois, à une poignée de kilomètres de Saillans, qui avait créé la surprise au moment des municipales l’an dernier en installant à la mairie une liste 100 % citoyenne et qui continue, malgré les difficultés, à inventer d’autres formes de participation et de démocratie.

Au Chiapas, selon Jérome Baschet, « ceux qui occupent les fonctions municipales sont élus par leurs communautés pour des mandats de deux ou trois ans, révocables à tout moment et conçus comme des “charges”, c’est-à-dire des services rendus ne faisant l’objet d’aucune rémunération ». De quoi nous inspirer ?

Gramscien en diable et diablement rafraîchissant

L’effort se focalise alors au Chiapas sur la santé, l’éducation, et l’affirmation du bien-vivre pour dessiner les contours d’un monde post-capitaliste. Il faut lire à ce sujet la définition du capitalisme qui est donnée par les zapatistes dans la sixième déclaration de la forêt Lacandone en 2005, la Sexta. Vraiment.

En fait, je crois que c’est une des plus jolies définitions que j’ai lues du capitalisme qui marchandise tout et de la mondialisation néolibérale qui « veut qu’il n’y ait plus qu’une seule nation ou pays : le pays de l’argent, le pays du capital ». Et franchement, les mots pour le dire dans cette déclaration de la forêt Lacandone, eh bien c’est Gramscien en Diable, et diablement rafraîchissant :

« Le capitalisme est un système social, autrement dit la façon dont sont organisées les choses et les personnes, et qui possède et qui ne possède pas, qui commande et qui obéit. Dans le capitalisme, il y a des gens qui ont de l’argent, autrement dit du capital, et des usines et des magasins et des champs et plein de choses, et il y en a d’autres qui n’ont rien à part leur force et leur savoir pour travailler ; et dans le capitalisme commandent ceux qui ont l’argent et les choses, tandis qu’obéissent ceux qui n’ont rien d’autre que leur force de travail.

Alors, le capitalisme ça veut dire qu’il y a un groupe réduit de personnes qui possèdent de grandes richesses. Et pas parce qu’ils auraient gagné un prix ou qu’ils auraient trouvé un trésor ou qu’ils auraient hérité de leur famille, mais parce qu’ils obtiennent ces richesses en exploitant le travail de beaucoup d’autres. Autrement dit, le capitalisme repose sur l’exploitation des travailleurs, un peu comme s’il les pressait comme des citrons pour en tirer tous les profits possibles. Tout ça se fait avec beaucoup d’injustice parce qu’on ne paye pas aux travailleurs correctement leur travail, sinon qu’on leur donne juste un salaire suffisant pour qu’ils puissent manger et se reposer un peu et que le jour suivant ils retournent au presse-citron, à la campagne comme en ville. »

Nous, militants politiques, avons plus que jamais besoin, comme je le lisais récemment dans une contribution de militants du Parti de Gauche, d’une « langue vivante, débarrassée des codes militants », ou encore de perdre l’habitude des « mots-écran » et des discours qui virent au « catéchisme (laïc) qui glisse sur les consciences » pour trouver « des mots justes qui touchent enfin ceux à qui ils s’adressent ».

La déclaration de la forêt Lacandone est dans ce sens un modèle du genre, surprenant et séduisant. Il y est question de choses très sérieuses avec des mots simples, un brin de poésie et un sens de l’humour parfois assez délirant, car comme le dit le sous-commandant Marcos : « Si vous me permettez de vous donner un petit conseil : vous devriez cultiver un tant soit peu votre sens de l’humour, pas seulement par souci de votre santé mentale et physique, mais aussi parce que sans aucun sens de l’humour vous ne comprendrez pas le Zapatisme. Or qui ne comprend pas, juge ; et qui juge, condamne ».

6-1serigraphiediois.jpgOn retrouve ce sens étonnant de la dérision révolutionnaire dans un passage où les zapatistes en appellent à une grande rencontre internationale, à organiser toutefois près d’une grande prison afin de pouvoir continuer après arrestation. Ou encore dans cette manière de s’adresser à nous :

« Et nous voulons dire aux frères et aux sœurs de l’Europe sociale, autrement dit l’Europe digne et rebelle, qu’ils ne sont pas seuls. Que nous nous réjouissons de leurs grands mouvements contre les guerres néolibérales. Que nous observons attentivement leurs formes d’organisation et leurs formes de lutte pour en apprendre éventuellement quelque chose. Que nous cherchons un moyen de soutenir leurs luttes et que nous n’allons pas leur envoyer des euros, pour qu’après ils soient dévalués à cause de l’effondrement de l’Union européenne, mais que nous allons peut-être leur envoyer de l’artisanat et du café, pour qu’ils les commercialisent et en tirent quelque chose pour les aider dans leurs luttes.

Et que peut-être que nous leur enverrons du pozole, ça donne des forces pour résister, mais qu’après tout il est possible que nous ne le leur envoyions pas, parce que le pozole c’est quelque chose bien de chez nous et qu’il ne manquerait plus qu’ils attrapent mal au ventre et qu’après, leurs luttes s’en ressentent et qu’ils soient vaincus par les néolibéralistes. »

Internationalisme des luttes paysannes et écolos

Cet air zapatiste qui souffle sur le Diois peut également s’expliquer par une ambiance commune de luttes paysannes et écolos. Ceux d’entre vous qui suivent les ZAD (zones à défendre) et les mobilisations contre les GPII (grands projets inutiles et imposés) savent sans doute que la Fédération de la pêche de la Drôme a déposé plainte contre le projet décrié de Center Parcs en Isère, à Roybon dans la forêt des Chambaran.

Ce projet menace en effet, entre autres, la ressource en eau de la Drôme. Eau qui sert aux pêcheurs, mais aussi aux paysans. Or les luttes paysannes, notamment pour l’accès aux terres comme dans de nombreux pays d’Amérique du Sud, sont également au cœur du mouvement zapatiste. Et là encore, on peut dire que les mots ne prennent pas de détours au Chiapas :

« Autrement dit, à la campagne, il se passe aujourd’hui la même chose que sous Porfirio, mais la seule différence c’est qu’au lieu d’hacendados, de grands propriétaires terriens, maintenant ce sont des entreprises étrangères qui foutent dans la merde les paysans. »

6-5ChiapasDiois2.pngLe mouvement n’est pas non plus étranger à la lutte contre les GPII et c’est ainsi que nous avions reçu en 2012 un courrier de soutien aux opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes signé par le Mouvement Agraire Indigène Zapatiste (MAIZ) et l’Alliance Mexicaine pour l’Autodétermination des Peuples (oui, l’AMAP, une autre jolie homonymie) mais aussi de divers mouvements d’Oaxaca, dont le soulèvement des enseignants et l’expérience de quelques mois d’Assemblée Populaire des Peuples en 2006 ont également fait l’objet de rencontres ici, à Luc-en-Diois, et d’une exposition dans une grange à Barnave en 2010 dont je garde un très joli souvenir.

Aussi quand Jérome Baschet parle de « mettre en dialogue les anticapitalismes du Nord et du Sud », le Diois peut légitimement et fièrement se sentir visé. (Voir aussi l’action de l’association drômoise Babel Amaz’Andes sur la région de Lago agrio en Equateur contre Chevron.)

Pour une autre constitution, par et pour le peuple

Ne faisons pas preuve d’angélisme pour autant. La Sexta de 2005 ne dissimule d’ailleurs pas les difficultés que pose l’autonomie des communes en termes d’égalité sur le territoire, ou la place encore insuffisante des compañeras dont « il faut qu’elles participent plus aux responsabilités de la lutte »... Sans céder à la tentation du repli ou de la sécession indigéniste, ni occulter le délicat rapport à la branche « politico-militaire » du mouvement, qui pose la question pour le mouvement zapatiste de se munir de moyens d’autodéfense à la mesure des périls auxquels ses participants sont exposés.

Elle aborde, avec ses propres mots, des questions qui nous sont proches et ne peuvent que nous interpeller. Celle des inégalités et de l’exploitation sociale : « Le Mexique n’est plus que le pays où naissent, durent un moment et puis après, meurent, ceux qui travaillent pour enrichir des étrangers, principalement des gringos riches », le
refus des logiques de privatisation et de marchandisation, et surtout l’importance de poursuivre, sans abandonner le champ politique, en élargissant le mouvement. Et – oh tiens – en lançant une nouvelle constitution :

« Nous disons que la politique ne sert à rien ? Non, ce que nous voulons dire, c’est que CETTE politique-là ne vaut rien. Elle ne vaut rien parce qu’elle ne tient pas compte du peuple, qu’elle ne l’écoute pas, qu’elle ne pense pas à lui et parce qu’elle vient le trouver seulement en période d’élections. »

« Parce que ça aussi, c’est un problème. La Constitution est complètement manipulée et changée. Ce n’est plus celle où il y avait les droits et les libertés du peuple travailleur, c’est celle des droits et des libertés des néolibéralistes pour faire tous leurs profits »…

« Nous allons aussi essayer de faire démarrer une lutte pour exiger une nouvelle Constitution, autrement dit des nouvelles lois qui prennent en compte les exigences du peuple mexicain, à savoir : logement, terre, travail, alimentation, santé, éducation, information, culture, indépendance, démocratie, justice, liberté et paix. Une nouvelle Constitution qui reconnaisse les droits et libertés du peuple et qui défende le faible contre le puissant. »

« Nous invitons les indigènes, les ouvriers, les paysans, les professeurs, les étudiants, les ménagères, les habitants des quartiers, les petits propriétaires, les petits commerçants, les micro-chefs d’entreprise, les retraités, les handicapés, les prêtres et les bonnes sœurs, les chercheurs, les artistes, les intellectuels, les jeunes, les femmes, les vieillards, les homosexuels, les lesbiennes et les enfants, garçons et filles, à participer directement, de manière individuelle ou collective, à la construction
d’une autre façon de faire de la politique et d’un programme de lutte national et de gauche, et à lutter pour une nouvelle Constitution. »

6-3concertdioisNAlard.JPGEntre la luz y la sombra, nous (ne) sommes (pas) tous Marcos

Le 24 mai 2014, le sous-commandant Marcos a annoncé sa propre fin, la fin de l’hologramme et du mythe au passe-montagne, ce formidable pied-de-nez à l’incarnation politique, destiné à distraire l’ennemi :

« Ainsi avons-nous décidé que Marcos cesse d’exister aujourd’hui ». Un long texte écrit « entre ombre et lumière », dans cette langue fleurie et imagée où il est aussi question – oh tiens encore – de celles et ceux qui crient « Nous sommes tous Marcos » ou « Nous ne sommes pas tous Marcos » et qui s’achève sur l’image de Marcos murmurant des post-scriptum, accompagnés de rires, et allumant son ultime pipe sous les applaudissements.

Dans le Diois, on n’a pas de barbu en passe-montagne à la pipe, surtout on n’a pas d’hélicoptères d’assaut tournoyant au-dessus des montagnes ni de villages envahis par des forces militaires. Mais du ¡Ya basta ! Et de l’envie d’alternatives qui s’inventent au quotidien oui, il y en a, plein. Et des concerts de soutien aussi, parce qu’on aime bien.


Ne regardons ni vers le haut, ni vers le bas. Regardons-nous en face, avec un regard compañero.

« Ceux qui soupirent et regardent vers l’en haut peuvent toujours continuer à se chercher un leader ; ils peuvent toujours penser que, cette fois, on va respecter le résultats des élections ; que, maintenant, Slim va soutenir la gauche parlementaire ; que, maintenant, il va enfin y avoir des dragons et des batailles dans la série Game of Thrones ; que, maintenant, dans la série télé The Walking Dead, Kirkman va enfin rester fidèle à la BD ; que, maintenant, les outils fabriqués en Chine ne vont plus se casser la première fois qu’on s’en sert ; et que, maintenant, le football va enfin redevenir un sport et non un business. »

« Avec la Sexta, nous avons enfin trouvé des gens qui nous regardent en face et nous saluent et nous enlacent fraternellement, et c’est comme ça qu’on se salue et qu’on s’enlace. Avec la Sexta, nous vous avons enfin trouvés, vous. Enfin des gens qui comprenaient que nous ne cherchions ni berger pour nous servir de guide ni troupeau à conduire à la terre promise. Ni maîtres ni esclaves. Ni caudillos ni masses écervelées. »

« C’est notre conviction et notre pratqiue : pour se rebeller et pour lutter, il n’y a nul besoin de chefs, ni de caudillos, ni de messies, ni de sauveurs. Pour lutter, il faut juste un peu de courage, une pointe de dignité et beaucoup d’organisation. »

Sous-commandant Marcos, mai 2014.


Lire aussi : Les chroniques de Corinne Morel Darleux


Source : Corinne Morel Darleux pour Reporterre

Corinne Morel Darleux est coordinatrice des assises de l’écosocialisme et conseillère régionale Front de gauche Rhône Alpes. Son blog : Les petits pois sont rouges.

Photos :
. Chapo : Wikicommons CC (Hajor)
. Concert de soutien avec vue sur le Vercors : N. Alard

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