Suite de mon récit de retour de Diyarbakir…

(le premier volet ici)

Avec difficultés je l’avoue, liées au manque de sommeil et aux circonstances étranges de ce retour dans un contexte de Belgique endeuillée, j’écris depuis des heures en reprenant mes notes en me dopant aux amandes et en suivant, aidée par mes photos, notre périple si dense avant d’oublier, avant que les impressions ne s’atténuent, avant d’aller me coucher…

Première incursion dans Sur

Après Newroz, nous avons voulu tenter une incursion dans le district de Sur, la vieille ville des quartiers martyrs de Diyarbakir. Tenté, car la zone a été le théatre d’affrontements terribles ces derniers mois, un des quartiers de Sur est encore bloqué par la police turque, l’ensemble soumis à un couvre-feu à la tombée de la nuit et truffé de barrages de police. Dès l’arrivée les check-points sont impressionants, les policiers armés jusqu’aux dents derrière des empilements de sacs de sable, l’ensemble ratissé par les camions anti-émeutes et des policiers en civil soupçonneux. A chaque guérite, on nous fouille, on nous demande d’où on vient et pourquoi, si on est journalistes, et on nous interdit de prendre en photos les postes armés. Avant d’y pénétrer j’ai retiré le foulard rouge traditionnel kurde que je portais pour Newroz histoire de ne pas être directement repérés…

Dans Sur, ce lundi, les commerces sont fermés pour la fête de Nouvel An, un calme inquiétant règne dans toutes les rues. On sent les policiers tendus. En s’éloignant un peu dans les ruelles, on observe partout des maisons criblées de balles, d’impacts, des vitrines soufflées par les explosions. Toute une partie de quartier est encore inaccessible, fermée par des barrières, des bâches, des sacs de sable, et gardée par des policiers armés, doigt sur la gachette. Au-dessus de nos têtes, ce sont des vols de F16 incessants. Le temps de prendre un kebab dans une échoppe improbable et un thé brulant, et nous repartons – à la fois soulagée et frustrée – pour nous rendre au diner avec les députés du HDP prévu en soirée.

« La jeunesse ce n’est pas l’avenir, c’est aujourd’hui »

Là, nous retrouvons le reste des délégations dans une salle de restaurant improbable et démesurée. A notre table, nous rejoint la députée de la circonscription de Muş, Burcu Çelik. Dans cette région, deux députés sur trois qui ont été élus sont du HDP, le parti démocratique des peuples. Nos camarades nous font noter le pluriel, contre les affirmations de parti “pro-kurde” formulées par l’AKP au pouvoir, en insistant sur le fait que le HDP est un parti anticapitaliste, laïc et féministe. Burcu est là pour en témoigner. La jeune avocate est d’origine arménienne, son père était prisonnier politique. C’est logiquement qu’elle s’est spécialisée dans les questions de droits de l’homme et de conditions d’emprisonnement en Turquie. Encore récemment, nous dit-elle, neuf avocats ont été arrêtés. Et au sein du HDP, ce sont plusieurs dizaines de milliers d’arrestations qui ont décapité le mouvement à la fin des années 2000. Aujourd’hui, l’expérience sociale autonome de Rojava en Syrie, notamment, a réinsufflé une dynamique importante au sein du HDP qui a atteint l’an dernier la barre des 10% permettant d’entrer au Parlement. Face à notre surprise d’avoir vu autant de jeunes à Newroz, la députée nous explique que le moteur du mouvement ce sont les jeunes et les femmes, très actifs et en responsabilité au sein du HDP : « la jeunesse ce n’est pas l’avenir, c’est aujourd’hui ».

Azadiya Welat, journal en kurde

Il n’y a hélas pas que le HDP pour avoir été frappé aussi durement. Le lendemain matin, nous nous rendons au journal Azadiya Welat (littéralement « liberté du pays »), seul quotidien en langue kurde de Turquie. Il est imprimé à Istanbul, sur des rotatives hébergées par un autre journal, et tiré à 10.000 exemplaires. Dans leurs locaux, une petite salle est consacrée à la mémoire des 70 journalistes tués sur le front ou assassinés. Leur éditeur, Rohat Aktas, est mort brûlé dans une cave avec trente autres personnes le mois dernier. La galerie de portraits étreint le cœur et serre les yeux. Le courage et la tenacité de ces journalistes, privés de carte de presse et tous bénévoles, que nous voyons travailler avec d’aussi faibles moyens, leur accueil fraternel et chaleureux, le thé servi autour de la table, les hésitations de notre traducteur improvisé, ce sont de belles rencontres. Nous ne regrettons pas le choix d’être restés à Diyarbakir, pendant que le reste de la délégation est parti en car vers Cizre, à trois heures de route, d’où ils se feront refouler…

Réseaux sociaux et écrivains publics

Notre discussion, tout comme celle que nous aurons ensuite avec Kurdi Der, une association de promotion de la langue kurde abrité dans le même immeuble, tourne naturellement autour des questions de libertés d’opinion et d’information. Ils nous racontent par exemple les comptes twitter et Facebook fermés par les autorités turques, comme j’ai en effet pu le constater le matin même, avec un compte qui me relayait et dont tous les twitts ont été transformé en un message unique : «  @RebellionKurde’s account has been withheld in : Turkey ».

Ironiquement, en repartant du journal, nous croisons deux écrivains publics installés sur de petites chaises de fortune, directement sur le trottoir, une machine à écrire posée là. Loin des réseaux sociaux, une autre réalité…

Bonus Tracks : Images de Diyarbakir (hors Sur, à venir) et du journal Azadiya Welat