Chronique publiée le 11 mars sur Reporterre

Le voyage enrichit quiconque accepte la « douce violence » de quitter sa zone de confort. Parmi ses vertus, la réaffirmation du sentiment d’unicité et de diversité du monde, alors que le printemps l’éveille.

Il en va de l’éloignement en politique comme pour les amants, il est parfois nécessaire de prendre un peu de distance et de temps, pour se réaiguiser les sens et laisser grandir les sentiments. Quand j’ai quitté Paris pour m’installer dans le Diois, à l’été 2008, c’était dans l’idée de me retirer de la fièvre du monde moderne. Je partais cultiver mon jardin et m’imaginais en secret l’apaisement d’une maison avec un four à pain, des yaourts en train de se faire sur le radiateur, une odeur de café fort avec vue sur un saule et un figuier. J’en rêve encore, de manière sans doute moins candide, plus ancrée. Mais il y a une période pour chaque vie, et celle d’aujourd’hui, cette alternance de trépidation et de retrait, de bousculade dans l’action et de pas-de-côté, me remplit de gratitude, avec sa délicate combinaison de nomadisme et de foyer.

En matière de vagabondages politiques, ces dernières semaines ont été denses : Copenhague (Danemark), Lyon, Limoges, Diyarbakir (Kurdistan turc), Lille, et enfin le retrait en Corse, d’où j’écris cette chronique, face à la mer bordée d’une densité d’eucalyptus. Peu de Diois, donc, ces derniers temps. Et pourtant… J’ai retrouvé un peu de la Drôme, des traces de Vercors, dans la courbe des montagnes du Kurdistan, dans le maquis et les oliviers de Corse, avec une constante, partout : les prémices du printemps.

Être chez soi partout, en Terrienne

À Diyarbakir, c’est une fête séculaire qu’on célèbre avec l’équinoxe, le Newroz, devenu symbole de résistance de tout un peuple. C’est aussi le nouvel an perse et j’accueille avec délice cette idée de faire coïncider la nouvelle année avec l’éclosion des premières fleurs de cerisier. Au Japon, c’est le hanami, sans doute la fête la plus populaire de l’archipel ; des foules entières viennent admirer les branches chargées de milliers de touches rosées. Même à Copenhague, en ce début de mois de mars, nos hôtes nous vantaient un temps clément, se réjouissant de nous accueillir au Danemark en ce début de printemps, tandis qu’avec les invitées sud-africaine et indienne nous grelottions en souriant poliment. De la relativité des sens… À Limoges enfin, j’intervenais à la fac, dans une ambiance de printemps étudiant contre la loi travail, un éveil des consciences qui s’apparente au bourgeonnement. Pas encore tout à fait l’éclosion, mais comme un frémissement. Partout, le printemps.

    La plaine brille, heureuse et pure.
    Le bois jase ; l’herbe fleurit.
    Homme, ne crains rien ! La nature
    sait le grand secret, et sourit » Victor Hugo

Et puis, la Corse, pour la toute première fois. À peine effleurée et déjà inouïe de beauté, emplie de frissons. Comme une ultime destination où se retrouvent tous les mondes, où l’on sent qu’on pourrait perdre jusqu’au goût du départ… Comme si cette île réunissait à elle seule tous les paysages, toutes les couleurs, tous les parfums. Mimosas, acacias, palmiers, genêts, figuiers, orangers, déserts de rocaille, monts enneigés, baies calmes, ports et plages… J’ai été stupéfaite de retrouver ici certains paysages de pampa d’Argentine, d’Équateur avec ces longs profils de crête andine, le souvenir de racines emmêlées dans la touffeur d’une forêt de Mayotte, impressions du désert marocain et de la mer du Japon, mais aussi des déjà-vu troublants venus de pays où je ne suis jamais allée. Le Mexique, avec ces fermes au milieu des cactus, plantées sur une terre ocre d’où on s’attend à voir émerger une Frida Kahlo en jupons bariolés. L’Inde, avec de petites vaches noires nonchalantes qui traversent la route défoncée et une ascension au pays de Mowgli, dans une végétation luxuriante parsemée de racines noueuses et de plantes vertigineuses où je me suis surprise à guetter les singes dans les arbres, m’attendant presque à voir surgir un ara s’envolant dans un brouhaha de feuilles à chaque pas. Une paillote de bout du monde, enfin, qui m’a tiré des larmes de joie, où l’on vous sert avec un pichet de vin de citron de la langouste grillée sur le sable, digne de mes plus beaux fantasmes cubains…

Voilà la vraie découverte du voyage : ce sentiment d’universalité et d’unicité de la biosphère, notre bien commun. À l’instar du « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », cette formule lumineuse de Montaigne, chaque liane porte ici en elle l’entière forêt primaire, chaque pâquerette toutes les fleurs de la Terre, et nous avançons dans ces paysages qui sont les nôtres, ceux de l’espèce humaine… Être chez soi partout, en Terrienne, et en chaque point du globe, retrouver mille choses qui assaillent vos sens d’une familière étrangeté. Parce qu’on ne défend avec force que ce que l’on a appris à connaître et à aimer, il faut continuer à se perdre au pied des arbres, à contempler la montagne, à se baigner dans les rivières l’été, et à voyager.

On revient toujours transformé de la confrontation avec l’étranger

Nomadisme, cet aimant puissant. Cette douce violence que l’on se fait en acceptant de sortir de sa zone de confort contre une promesse d’inattendu. Sans ce voyage au Kurdistan, je n’aurais pas pu témoigner de l’oppression, je n’aurais rien su des zones de combat contre Daech ni des combattantes kurdes engagées dans la guérilla. C’était bien sûr l’objectif premier de ce déplacement. Mais ce voyage, comme tous les autres, révèle en réalité bien plus que cela. On revient toujours transformé de la confrontation avec l’étranger, ayant reçu davantage que l’espoir de départ, fort de nouvelles manières de penser, décalées par la réalité entrevue, empli de nouvelles pistes à explorer. Partir à Diyarbakir, ce fut aussi pour moi découvrir les vers de Sherko Bekas, la pensée de Murray Bookchin, avec l’envie de la marier à l’écosocialisme, et de voir germer les graines d’un nouveau désir, celui du mont Qandil, en Irak.

    Que c’est difficile de voir la forêt en pleurs, arbre après arbre. Et que toi, tu ne puisses même pas sécher la larme d’une seule feuille… Quand la forêt brûle, quel arbre peut se dire impartial, pour ne pas prendre feu ? » Sherko Bekas

Comme le disait Jaurès, l’internationalisme est la meilleure garantie d’un sentiment de patrie dégagé de tout chauvinisme et de tout repli nationaliste. J’ai la chance inouïe que ma base arrière soit à Die. Que chaque retour soit comme une arrivée, la promesse d’un moment où je vais pouvoir poser mes impressions, mettre de l’ordre dans le capharnaüm de notes, de linge sale, d’idées griffonnées, de choses à faire, de récits à rédiger, et de gens à recontacter. Partir et revenir, mûrir les impressions récoltées et les enrichir de recul et d’analyse avant de témoigner, simplement s’extraire du tourbillon et se reposer. Si j’étais à Paris, je ne saurais pas. Je ne trouverais pas la distance, je me laisserais malmener, emportée par le tourbillon politique. À Die, il me suffit de fermer mon ordinateur et de monter quelques marches pour me trouver face au Vercors, les journées d’été se terminent sur une terrasse à écouter mon merle chanter l’arrivée du soir qui vient doucement justifier ce verre de rosé… Et je puise là, dans les rayons de lumière orangée, la force de sécher toutes les larmes, de faire miens tous les arbres.