Chronique publiée sur Reporterre le 28 mai 2016

Depuis le 10 septembre 2014, notre chroniqueuse a rédigé 20 chroniques pour Reporterre. Pour le 21e, elle marque une pause, expliquant comment l’écriture lui a permis de redécouvrir le Diois, dans la Drôme, et celles et ceux qui y vivent. Autant d’histoires, pour penser autrement la politique.

J’ai écrit vingt chroniques du Diois. Je viens d’aller vérifier.

Lorsque j’ai commencé à tenir cette chronique mensuelle sur Reporterre, il y a presque deux ans, j’étais en convalescence politique, en train de replonger pieds nus dans la terre de cette vallée, heureuse d’y sentir enfin le temps se suspendre un peu et de pouvoir goûter aux plaisirs d’y vivre. J’étais en pleine réflexion sur l’utilité de mon engagement, sur la meilleure manière de le concrétiser, déchirée comme souvent entre mes désirs de nomadisme et de foyer, entre la tentation du retrait éthéré et la nécessité de s’imprégner du réel, du petit, du local comme on dit.

Il a donc été question, au fil de chacun de ces épisodes, du lien entre ce quotidien au pied du Vercors et la Politique avec un grand P, celle qui représente les citoyens, défend les opprimés, consulte et édicte les lois, définit le cadre dans lequel on agit, celle qui fait respecter l’intérêt général et garantit le bien commun à chacun… Hum, oui. Et celle du petit p, hélas fort répandue, qui ne fait rien de tout ça et désespère, nombriliste et étriquée, trop préoccupée de courir après les médias et de renouveler ses mandats.

Mettre de la distance, mieux caler son regard 

Alors, j’ai mis tous mes sens en éveil, du regard évident au toucher délicat. Comme les gamins qui savent qu’encadrer un paysage entre ses doigts permet de mieux le percevoir, j’ai humé le vent de manière plus intense de savoir que j’aurai à le raconter, porté une attention différente aux montagnes qui m’entouraient. J’ai redécouvert le Diois que je n’avais fait que traverser, en locataire, et appris à l’aimer en me l’appropriant, en le peignant de mots, en le rimant, en allant à la rencontre de celles et ceux qui le vivent et le font vivre à chaque instant.

Le bruissement des chauve-souris, les jeux de rivière des castors, la course des libellules sur la crête de Desse et les bains de rivière l’été, l’invasion des chenilles processionnaires comme autant de flocons mauvais dans les pins à l’aube de l’hiver, l’écosystème culturel qui renaît à chaque printemps, la rentrée au lycée quand les feuilles virent au rouge et que les portiques de sécurité fleurissent, la menace du béton et des gaz de schiste… J’ai vécu chaque saison les sens réaiguisés, parfois hérissés.

Quand le nomadisme l’emportait, j’ai mis de la distance et appris à mieux caler mon regard, j’ai redécouvert la notion de foyer petit à petit, après chaque départ. Je suis allée m’inspirer et trouver des échos de ma vallée jusqu’en Corse et au Japon ; des routes ont été tracées entre le Chiapas révolutionnaire et notre petit bout de contrée.

Que les mots continuent d’évoluer en liberté 

J’ai vécu des journées à me traîner éteinte, littéralement, séchée à quelques jours de rendre ma chronique, ne sachant plus quoi raconter, en panne, plongée dans une forme d’abattement hébété. Jusqu’à me faire violence, m’asseoir angoissée devant l’écran quand il n’y avait plus le choix vraiment, et voir avec gratitude les mots s’enchaîner, parfois sans avoir la moindre idée d’où ils allaient : en fond de tâche, mon cerveau avait avancé sans ma conscience, et tenait son sujet.

Dans ces chroniques, j’ai beaucoup évoqué ce que j’avais sous les yeux : les paysages, la nature, les dégâts à l’œuvre, la montagne, le climat, la vie comme elle va et ce qu’elle m’inspirait. Une solution de facilité sans doute. Je ne suis ni journaliste ni écrivain, encore moins reporter de terrain, et souvent, j’admets, j’ai soigneusement évité d’avoir à faire des recherches trop poussées de peur de finir sous une pluie de sources et de notes de bas de page, assommée. Je ne voulais pas que ces espaces d’écriture finissent par ressembler à un travail, je voulais que les mots continuent d’évoluer en liberté. J’avais juste envie de poésie et de partager des bribes de réflexion tirées de rencontres, de discussions volées, de retracer des sensations et de témoigner de mon expérience au conseil régional.

Mais, à quelques reprises, j’ai réussi à sortir de ma tendance casanière et à aller au-delà des sensations. Après avoir réussi à m’éloigner quelques heures de la cheminée et de mon bienheureux refuge, j’ai essayé de raconter des personnages, des parcours, ou plutôt de les esquisser, en surmontant la double réticence du portraitiste et du portraituré à aller au devant de la rencontre et à se raconter. Des personnages faits d’envies et de choix, actés ou pas, quelques traits comme point de départ, à chaque fois, pour évoquer des sujets politiques avec une règle simple : éviter le jargon, le bla-bla institutionnel, les mots en -isme, les grandes envolées insensées, hors-sol, et tout ce que nous sommes si nombreux à ne plus supporter.

La vie suit parfois de tristes méandres

C’est ainsi que j’ai pris appui sur Guillaume, le maraîcher, pour parler d’agriculture paysanne et d’entraide, sur Matthieu, le gemmothérapeuthe revenu de Chine par amour pour s’installer ici, ou de David, le gipsy qui écoute les castors et louait des bicyclettes à Die, mais aussi de Jean-Marie, médecin-paysan, de Sylve et de Clément, avec leur projet de comité villageois, de Pierrot et son bassin d’orage. Et puis, il y a un an, en panne d’inspiration, j’ai cru avoir une idée de génie : une chronique en forme de premier bilan, mon « Que sont-ils devenus » du Diois. Mais comment dire… La vie a parfois des méandres un peu tristes à raconter, et à ce moment-là, ce n’était pas la fête, vraiment. Hervé Kempf [le rédacteur en chef de Reporterre] a eu beau m’assurer que nos lecteurs avaient droit à cette réalité, je ne me sentais pas de vous l’infliger. Et je ne suis pas sûre que les intéressés non plus auraient adoré.

Mais voilà, un an après, j’ai de nouveau eu envie d’en parler. Pas juste parce que je suis en panique à l’heure de rendre ma chronique, alors que je pars pour un tunnel de trois semaines pendant lesquelles je n’aurai pas une minute pour écrire. Pas seulement. Mais aussi parce qu’il existe un nouveau lieu qui réunit le meilleur de ces gens-là dans le Haut-Diois, cet univers d’habitat isolé, de microvillages et de ruralité montagnarde que vous sillonnez quand vous prenez la route pour aller vers Glandage, le cirque d’Archiane ou le col de Menée. Ce lieu, c’est le Bocal, et il va fermer.