Hommage au Sel de la vie, publié sur Reporterre le 15 décembre 2017.

Françoise Héritier (1933-2017) était une ethnologue et féministe, successeure de Claude Lévi-Strauss au Collège de France. Inspirée par le livre « Le Sel de la vie », notre chroniqueuse lui rend hommage à sa façon, qui va du Mont Fuji à un merle chantant.

Il y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d’exister, au-delà des occupations, au-delà des sentiments forts, au-delà des engagements, et c’est de cela que j’ai voulu rendre compte. De ce petit plus qui nous est donné à tous : le sel de la vie. Françoise Héritier

Un texte offert, oublié et redécouvert… Hommage à Françoise Héritier. 
 
… Pétrir à pleines mains la pâte d’une future tarte aux pommes, laisser le chat me piétiner avant de s’installer, enchaîner Schlaasss, Grand Blanc, Die Antwoord et Anika très fort, se maquiller dans les toilettes du train, découvrir le nouvel Hollywood au coin du feu un verre à la main, se couper la frange, s’éveiller d’un bond chaque matin à l’idée du café, travailler dans la cuisine, faire des listes et des tas bien alignés, écrire, fumer, rêver d’une maison perchée isolée avec un jardin de curé, réfléchir aux livres qu’on voudrait offrir et les commander en double pour les relire, aimer partir et aimer revenir, protéger le citronnier des premiers frimas, ramasser des pommes de pin en montagne et faire semblant de guetter les singes du Vercors, s’arrêter tout net juste pour goûter une lumière rosée, raconter des bêtises, s’émerveiller du froid, du mot « albedo », répéter quart-de-rond en boucle juste pour le plaisir, chercher en soi la « nécessité oblivieuse », affirmer solennellement que le mont Fuji n’existe pas, casser des noix et les trouver amères, refuser tout ce qui ressemble à un parapluie, chérir les bonnets que je détestais gamine, se cacher sous une chapka qui chatouille les oreilles, trouver en rentrant les dernières roses qui m’attendaient, déambuler la nuit avec Elvis, attendre Noël, guetter mon merle, recevoir de jolis messages fiers, attentifs ou inquiets, rire de choses inavouables, manger avec les doigts, s’accorder de ne pas être sage ni correcte ni réfléchie ni raisonnable quand y en a marre, chanter à tue-tête quand personne n’est là, conduire trop vite, faire des plans longtemps à l’avance et tout changer au dernier moment, jouer les midinettes, remettre Lesley Gore pour la sixième fois, prétendre qu’il est une heure plus tôt à l’apéro, fondre devant Ben « Sam The Lion » Johnson, et Al Pacino, et de Niro, et Harrison Ford, cultiver la grâce, se maquiller les yeux, entendre le sifflet du train dans la vallée, traîner en pyjama, guetter la lune à travers le Velux… Mélanger du Campari avec de la clairette, « avoir perçu la Terre foncer dans l’espace sous son corps allongé dans un pré couvert de pâquerettes » et « passer inaperçu quand les coqs font recette ». S’endormir trop tôt près du feu et se taire avec le silence… Lire Françoise Héritier un soir d’errance. 
 

Le monde existe à travers nos sens avant d’exister de façon ordonnée dans notre pensée et il nous faut tout faire pour conserver au fil de l’existence cette faculté créatrice de sens : voir, écouter, observer, entendre, toucher, caresser, sentir, humer, goûter, avoir du “goût” pour tout, pour les autres, pour la vie. »
Françoise Héritier, Le Sel de la vie (Odile Jacob, 2012)