Chronique publiée sur Reporterre le 12 décembre 2018 : https://reporterre.net/dans-la-drome-les-gilets-jaunes-ont-toutes-les-raisons-de-se-revolter

Notre vallée de la Drôme s’inscrit dans cette géographie des luttes particulière qu’a dessinée le mouvement des Gilets jaunes. Une zone périphérique rurale, avec un taux de chômage, de pauvreté et de RSA plus élevé que la moyenne, où tout conduit à avaler des kilomètres de route. Les services publics de proximité, pôle emploi et maternité ferment. Les supermarchés fleurissent en dehors des villes — un « drive » est même en projet à Die, ville de 4.400 habitants. Et les trains sont remplacés par des cars.

Chez nous, entre les montagnes du Vercors, il n’y a qu’une route pour entrer et sortir de la vallée. Elle est longée par la voie ferrée. Rails et bitume suivent la rivière, qui ne peut accueillir les embarcations qu’en canoë de loisir l’été. Pas ou peu de bandes cyclables, et un relief propre à décourager les mollets. Le matin, à la gare de Die, les gens viennent en voiture, et souvent y remontent à l’annonce d’un retard ou de l’annulation du train. Ou, quand il y a trop de neige pour le car, qui vient des Hautes-Alpes. Les trains sont de moins en moins nombreux, de plus en plus souvent remplacés par des cars, qui roulent sur des routes sinueuses, parfois enneigées ou verglacées. Des cars qui n’embarquent pas les vélos, ne disposent pas de toilettes, où on ne voit pas son voisin, passagers rangés les uns derrière les autres, et enfin qui, pour les liaisons départementales, peuvent mettre jusqu’à 45 minutes de plus sur un trajet d’une heure en train. Ainsi dans le Diois, sous les radars médiatiques, le collectif Gare à nous s’agite depuis des semaines pour sauver le train 17359, le plus emprunté de la vallée, qui devait être supprimé. Grâce à la mobilisation, il a été remplacé par un car. On continue à ruer dans les brancards pour qu’il redevienne un train. Ce n’est pas spectaculaire, mais mine de rien, c’est une des dernières alternatives au tout routier qu’il nous reste dans la vallée.

Autant dire qu’entre les supermarchés en périphérie, les services publics à dache et les trains en retard quand ce ne sont pas des cars, la voiture a de beaux jours devant elle.

Je ne dis pas ça pour dédouaner les responsabilités individuelles, auxquelles il reste sans doute de-ci de-là un peu de marge de manœuvre, mais pour planter le décor et rappeler deux, trois réalités, parfois difficiles à appréhender de loin, en plaine ou en ville : ici, on est dans ce cas où la plupart du temps les gens n’ont pas d’autres choix que de prendre leur voiture. Et où, quand ils gagnent assez d’argent pour payer des impôts, ils n’en voient pas franchement l’effet redistributif, puisque les services publics ferment. Puisque les trains se font rares, les écoles bondées, l’hôpital morcelé, les services sociaux de plus en plus éloignés. Alors, toucher à la voiture par le biais d’une taxe dans ce paysage, comment dire… Fatalement, ça passe mal.

Alors, comme ailleurs, le long de la vallée des ronds-points ont été occupés, comme à Crest, un dépôt pétrolier bloqué près de Valence, des Gilets jaunes embarqués. Comme ailleurs, la marche pour le climat du 8 décembre a été interdite, et l’interdiction bravée. J’étais à Marseille pour ces marches, mais Valence — notre « grande » ville au bout de la vallée — a réuni des Gilets jaunes, des lycéens et des militants écolos. Dans ses rues, ils ont nommé des responsables du désastre : Monsanto, Total, Vinci, Eiffage, Intermarché, Carrefour, Auchan, Zara… Un texte a été lu, qui disait : « Les vrais pollueurs sont aussi les vrais exploiteurs. Ceux qui pillent les ressources, de la Terre et des gens, ceux qui exploitent les gisements et les travailleurs, ceux qui détruisent toutes les diversités, qui assèchent les sols et affament les populations. Qui ferment les petites gares non rentables et ne veulent plus qu’on prenne la voiture, qui éloignent les hôpitaux et voudraient qu’on économise sur les trajets en ambulance. »

On y est. L’exploitation capitaliste qui s’exerce sur les êtres humains comme sur les écosystèmes, le pillage généralisé, les politiques libérales et l’austérité, la question de la voiture, de la précarité, la disparition du train et des services publics que les impôts sont censés financer : tout est lié. C’est flagrant dans notre vallée, et il semblerait que ça commence à infuser.

Voilà… Pour être honnête, je n’ai pas de conclusion à ce billet. Les choses sont en cours, chacun est à son poste, là où il se sent juste et utile, des ronds-points occupés aux collectifs pour le rail, des Gilets jaunes aux bonnets verts. Parfois les mêmes, parfois opposés. Tous victimes d’un gouvernement calamiteux qui sape hôpitaux, Ehpad, écoles, gares, et en même temps multiplie les cadeaux fiscaux aux plus fortunés. D’un président de la République qui fait du jet-ski l’été dans une réserve protégée, et qui l’hiver venu vient donner des leçons d’écologie — à des gens qui eux ne se paieront jamais un jet-ski de leur vie. Mais surtout, tous victimes de la même ineptie du système. Tous plombés par l’idéologie de la croissance infinie, frustrés par l’injonction de consommation, du « toujours plus » alimenté par la publicité qui ruine les vrais besoins et nourrit la colère, quand les revenus ne suffisent plus à assurer le minimum et que les gains de productivité partent chez les actionnaires.

Alors oui, « Macron démission »… Mais ne faisons pas l’impasse sur le cap politique : sans un engagement dans la durée, sans organisation collective fondée sur un projet de société, sans renversement du système, on risque fort de se reprendre les mêmes. Et de se retrouver à nouveau, dans un, cinq, dix ans sur les mêmes ronds-points. Et surtout, ne faisons pas l’impasse sur l’urgence écologique, ne laissons les pouvoirs en place pas ruiner en une seule taxe impopulaire sur le carburant tous les combats menés pour une écologie solidaire depuis près de 50 ans… Sinon, on risque fort de ne plus avoir grand-chose à défendre — ni trains ni carburant.

[Ajout : Arrestations]

Quatre personnes, trois hommes et une femme, ont été interpellé.es, à Valence, lors du rassemblement des Gilets Jaunes et de la manifestation pour le climat du samedi 8 décembre. Ces quatre personnes ne se connaissent pas, alors qu’elles sont jugées pour violence en réunion, et ont été interpellées dans différents endroits de la ville et à différents moments de la journée. En attendant le procès qui va se dérouler le mercredi 26 décembre au tribunal de Valence, tous les quatre sont actuellement en prison (détention provisoire) et cela malgré toutes les garanties qu’elle et ils ont présenté.es (travail, logement, famille). La journée du 8 décembre a été marquée par une grande violence de la part des forces de l’ordre comme le montrent les vidéos publiées sur internet. On a dénombré pas moins d’une quinzaine d’interpellations. Nous citoyen.es, ami.es, voisin.es, familles, dénonçons ces actes de violence, cette incarcération illégitime et revendiquons notre liberté de penser et notre droit de manifester. 

Parmi les 4 arrestations, Stéphane Trouille de Saillans et Maria Briand, de Die

Photos Marche pour le climat, le 8 décembre, à Valence : http://www.ricochets.cc/