Long entretien avec Hervé Kempf et Lorène Lavocat, publié le 5 janvier sur Reporterre dans le cadre d’une grande série d’entretiens de fond avec celles et ceux qui renouvellent la pensée écologique aujourd’hui.

© Mathieu Génon/Reporterre

Comment inverser le cours d’un monde qui nous promet l’effondrement ? L’engagement dans un parti, les batailles électorales suffisent-ils ? Comment démultiplier la force de la société civile et des multiples îlots de résistance ? Corinne Morel Darleux propose des réponses, mue par un fort sentiment de l’urgence d’agir.

Reporterre — Comment en êtes-vous venue à l’écologie ?

Corinne Morel Darleux — Je suis arrivée à l’écologie par le biais social plutôt qu’environnemental. Parce que mon premier haut-le-cœur vis-à-vis de la société a été provoqué par le consumérisme débridé et les inégalités sociales. Je vivais encore à Paris, où je voyais de plus en plus de gens dormir dans la rue, souvent sous des vitrines illuminées remplies de gadgets bon marché électroniques produits à l’autre bout de la planète. Mais la prise de conscience et l’engagement sont venus relativement tard : j’ai commencé à faire de la politique à 35 ans.

Et que faisiez-vous avant de tomber dans la politique ?

J’ai fait une prépa HEC, une école de commerce, puis un doctorat. Une trajectoire « dans le moule », comme on dit. J’ai eu une première « anomalie de parcours » à l’issue de mon doctorat, quand j’ai monté une galerie d’art contemporain. Puis, comme la galerie n’a pas fonctionné, je me suis retrouvée consultante en organisation et en stratégie auprès des grandes entreprises du CAC40, pendant plusieurs années. Je parcourais les tours de la Défense avec mon attaché-case, mon tailleur pantalon (rires)… Mais toujours avec ce côté un peu décalé. Au sein du cabinet, j’ai été la première à passer à un 4/5e pour libérer du temps afin de faire autre chose.

À force de décalage, et avec ce refus de la société de consommation et de l’injustice qui montait, j’en suis arrivée à un moment où il est devenu trop compliqué d’exercer ce métier. En 2005, j’ai fini par démissionner, et j’ai été embauchée à la mairie des Lilas, au service éducation et jeunesse.

Parallèlement, vous avez commencé à militer…

Je me suis rapprochée du mouvement Utopia, à la suite d’une conférence qu’ils donnaient sur le revenu universel. J’ai beaucoup participé à la rédaction du premier manifeste d’Utopia. Et comme il y avait besoin de monde pour porter la motion du mouvement au sein du Parti socialiste, en vue du Congrès de Reims de 2008, j’ai intégré ce parti pendant un an. Complètement à contre-courant, et de manière ultraminoritaire.

À ce moment, j’ai été approchée par Jean-Luc Mélenchon et des gens autour de lui qui préparait le lancement du Parti de gauche. Ils voulaient lancer un appel aux décroissants, aux gens de l’écologie radicale. Je naviguais dans ces réseaux, et je me suis embarquée dans cette aventure.

Deux mois auparavant, j’avais quitté Paris pour m’installer dans la Drôme, dans une optique de retrait de la société. Mais je me suis retrouvée happée par le tourbillon de la création d’un parti politique ! Je me suis notamment investie dans la construction du secteur écologie du parti.

Vous êtes venue à la politique par la question des injustices sociales, mais comment avez-vous basculé du côté de l’écologie ?

Le cœur d’Utopia était la remise en cause du dogme de la croissance, de la société de consommation et de la place du travail. En approfondissant ces questions, on se rend vite compte que cela va de pair avec un désastre écologique. Ma pensée politique sur la question de l’écologie s’est construite en mettant tout cela en relation. Il n’y a avait pas d’un côté l’environnement et de l’autre le social. Les racines du mal sont les mêmes : un système d’organisation capitaliste et une mondialisation débridée des échanges et des flux de marchandises.

Il n’y a pas eu de basculement, mais un cheminement intellectuel, individuel et collectif, à travers les échanges au sein d’Utopia ou du Parti de gauche, qui m’ont aidée à formaliser une pensée construite, articulée.

Puis, en déménageant dans la Drôme il y a dix ans, j’ai découvert ce qu’était un ciel qui change, des saisons avec des fruits et légumes différents, crever de chaud l’été et se blottir l’hiver au coin du feu. Je suis née et j’ai grandi à Paris. Quand je mettais les doigts dans la terre, j’allais me laver les mains dans les secondes qui suivaient. La forêt, la montagne étaient pour moi des milieux hostiles. La Drôme, ça a été un choc esthétique et sensoriel, une totale nouveauté, qui a donné une autre dimension à mon engagement : il ne passait plus seulement par ma tête, mais qui venait aussi convoquer les tripes et les poings.

Quelles ont été vos sources d’inspiration dans l’écologie ?

J’ai besoin de la fiction et qu’on me raconte une histoire avec des personnages. J’ai été très marquée par des films d’anticipation ou de dystopie comme Rollerball, Soleil vert ou plus récemment Les Fils de l’homme, Matrix ou Mad Max. Du côté de la littérature, Les Racines du ciel, de Romain Gary, a été un livre très important pour moi. En ce qui concerne la théorisation, cela passe plus par des discussions, par des rencontres ou par des formats courts, du type podcast. Je fonctionne en mode « éponge » : je vais absorber des idées à plein de sources différentes et ensuite restituer.

Comment définiriez-vous le problème écologique aujourd’hui ?

J’éprouve un sentiment d’urgence et de gravité : il n’est pas synonyme de désespoir, mais au contraire de l’idée que c’est maintenant qu’il faut tout donner, tout tenter ; il ne nous reste pas beaucoup de temps pour inverser le cours des choses. Et j’ai l’impression que les choses s’accélèrent énormément depuis quelques mois.

Il y a sans doute un effet d’optique lié entre autres à la multiplication de scientifiques qui font le choix de sortir de la neutralité dans laquelle ils ont été cantonnés pendant très longtemps. J’ai lu sur Twitter le témoignage poignant d’un chercheur qui disait : « Je viens de faire la chose la plus terrifiante de ma carrière, je viens d’envoyer un message à tous mes collègues scientifiques pour leur dire qu’il fallait désormais qu’on s’engage. »

Au-delà de ce témoignage, il y a des faits qui se multiplient et des emballements qui s’enclenchent. Le changement climatique est de plus en plus visible, même en France. Ce qui semblait appartenir au domaine de la banquise et des ours blancs frappe aujourd’hui à notre porte, avec les effondrements les montagnes dans les Alpes, avec l’assèchement du lac d’Annecy, avec des communes ravitaillées en eau par des camions-citernes. Il y a une prise de conscience qui touche le grand public de manière beaucoup plus forte qu’avant. Par contre, elle n’ébranle pas le pouvoir en place. Ce n’est pas au niveau des pouvoirs traditionnels et institutionnels que les choses vont pouvoir se faire.

Il y a également d’autres facteurs de vulnérabilité du côté du numérique et des algorithmes, du côté de la finance mondialisée. Tout ceci est interconnecté et rend l’édifice très fragile. Il suffit qu’une maille craque pour que tout s’effondre. Mais le climat et la biodiversité ont malheureusement une grosse longueur d’avance en matière de probabilité d’un effondrement de nos sociétés.

L’urgence coïncide avec une forme de prise de conscience. On arrive à un moment où on peut inventer et construire des formes d’actions politiques nouvelles avec des réseaux nouveaux avec des alliances nouvelles et avec, je l’espère, des résultats inédits.

Comment expliquer, si se produit la prise de conscience que vous évoquez, qu’il y ait Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Poutine en Russie et tant d’autres, qui nient ou négligent la question écologique ?

Les facteurs sont multiples et les contextes différents. Mais il est évident qu’on assiste à une vague de mouvements d’extrême droite. Le point commun à tous ces pays est une succession de trahisons des gouvernements, quelle que soit leur étiquette, qui a durablement et profondément entamé la confiance des populations envers leurs représentants. Il se produit une crise de la démocratie représentative. Avec de ce fait une prime à des candidats qui portent une parole forte et incarnent des personnalités virilistes, puissantes.

Il me semble aussi que la galère, les situations difficiles socialement ou les perspectives effrayantes d’un point de vue climatique ne créent pas davantage de conscience politique, de solidarité, d’entraide, et de réflexes humanistes. Cela provoque du repli. Quand vos conditions d’existence sont un combat de tous les jours et que la première question que vous ayez à résoudre est de savoir quelle facture vous allez payer entre le loyer, la cantine ou les lunettes, cela ne laisse pas beaucoup de disponibilité d’esprit pour l’intérêt général, l’avenir de la planète.

Vous parlez à la fois d’une prise de conscience qui s’accélère, et d’une montée de l’extrême droite. N’est-ce pas contradictoire ?

Beaucoup de personnes ne font pas le lien entre le dérèglement climatique ou l’extinction de la biodiversité et le système capitaliste, l’organisation de la production, et la politique.

Les médias dominants — ou dominés, c’est selon — traitent ces questions avec une espèce de confusion. Les reportages sur la taxation des carburants ne font pas le lien avec la disparition des services publics de proximité, ou des lignes de chemin de fer. On entend parler de réchauffement comme si c’était des épisodes météo, sans que ce soit relié avec l’organisation de la ville, de la vie.

Comme si cela restait une sorte de fatalité…

Oui, et comme s’il s’agissait d’événements isolés. Si cet effort pédagogique n’est pas relayé par les médias de grande écoute, la prise de conscience a du mal à se raccrocher à des questions politiques d’organisation de la cité, et à trouver un débouché institutionnel.

Mais on discute uniquement de la manière dont cela peut s’exprimer par le vote, par les élections et par un débouché partisan, institutionnel. Or aujourd’hui, le débouché naturel de cette inquiétude, de cette prise de conscience, ne va pas du côté des partis ni des élections. Il se reflète du côté de cette société civile dont jusqu’ici on avait du mal à voir ce qu’elle recouvrait. Aujourd’hui, il y a des mouvements, des réseaux, des résistances locales, des initiatives collectives qui ne font pas partie du système représentatif, qui ne se présentent pas au suffrage universel, mais qui permettent de proposer un débouché, soit en matière de résistance, soit en matière de constructions d’alternatives, soit en matière de désobéissance civile. C’est plus à cette aune-là qu’il faut mesurer la prise de conscience et sa traduction en acte, que dans les résultats électoraux.

Pourtant jusqu’ici votre principal mode d’action pour faire avancer les idées sociales et écologistes a été par le système de l’élection, du parti…

Oui.

Vous n’y croyez plus ?

Je continue à croire à l’utilité des partis politiques et à l’importance d’avoir une forme de démocratie institutionnelle ; je continue à penser qu’un jour d’élection est peut-être le seul jour de l’année où la voix de chacun vaut la voix d’un autre.

Par contre, ce qui a changé, c’est que je l’ai vécu de l’intérieur. Et je continue à l’expérimenter au quotidien comme élue d’opposition dans une région présidée par Laurent Wauquiez [Auvergne-Rhône-Alpes], avec tout ce que ça implique en matière de frustrations, d’impuissance, tout ce que ça génère d’assister à des prises de décision et à des politiques qui laminent des cortèges entiers d’associations, de petits festivals, de réseaux, et qui apportent une régression environnementale énorme.

L’impression d’être le témoin impuissant d’un désastre…

Oui, tout à fait, et ne pas pouvoir remplir son mandat. Parce que les gens qui nous ont élus, certes on les représente, on fait entendre une autre musique, on a réussi à faire annuler le budget de Laurent Wauquiez, on arrive à stopper des mesures devant les tribunaux, mais on n’est qu’un caillou dans la chaussure de Laurent Wauquiez, ça ne l’empêche pas d’avancer. Et en attendant, les dégâts sont faits sur le terrain.

De même que le fait d’avoir participé de manière très active pendant dix ans à la vie interne du Parti de gauche, et ensuite à la dynamique interne de la France insoumise, avec plus de retrait, montre aussi les limites de cette voie. Les processus électoraux, les phases de désignation interne des candidats, les discussions, les bisbilles internes, les négociations stratégiques autour des alliances, les campagnes, prennent une place et dévorent un temps et une énergie folle.

Jusqu’ici, je faisais avec, dans l’idée qu’on avait besoin d’être à la fois dans les rues et dans les urnes, et qu’il y avait une stratégie de conquête du pouvoir à avoir parce que beaucoup de choses dépendent du niveau gouvernemental, des lois qui sont décidées au niveau du Parlement. Je continue à le penser, mais il y a une nouvelle donne : la question du temps qui nous reste pour effectuer des changements importants.

Le temps nous étant compté, toute cette énergie dépensée à des stratégies électorales de conquête du pouvoir entre en contradiction, et presque en compétition, avec du temps consacré à l’action directe. Et quand je dis action directe, je pense au fait de planter des arbres, de remettre en culture des terres qui ne le sont pas aujourd’hui, mais également à des actions de blocage. Parce qu’on a tenté plein d’actions : pétitions, appels, tribunes, manifestations… Mais aujourd’hui, là aussi, on arrive aux limites de l’exercice. Je ne juge pas ceux qui continuent à militer dans des partis : cela reste respectable et nécessaire, ce sont des choix de modes d’action différents et complémentaires.

Finalement cette culture du nombre — où on part du principe qu’il faut qu’il y ait le plus de gens possible et que le rapport de force va être proportionnel au nombre de gens qu’on va arriver à impliquer dans une action — et en même temps cette culture de la demande, où on passe notre temps à nous adresser au préfet, à Laurent Wauquiez, à Emmanuel Macron, à François de Rugy ou à que sais-je, ont atteint leur limite. Il faut changer de braquet et passer à d’autres formes d’action.

Quelles actions engager pour prévenir l’effondrement ou se préparer à y faire face ?

Les deux se rejoignent en partie. Il y a des actions qui permettent à la fois de retarder l’effondrement et de préparer une période post-effondrement. Par exemple, planter des arbres ou remettre des terres en culture. L’agroforesterie permet d’avoir un effet dès aujourd’hui sur le climat et la biodiversité, et en même temps de relocaliser la production alimentaire. En cas d’effondrement, la question de l’approvisionnement alimentaire sera rapidement cruciale, parce que les stocks ne sont pas si importants et que nombre de territoires sont dépendants de l’extérieur pour se nourrir.

Ce genre d’action permet également de rétablir un peu de justice sociale, puisque ce sont les plus pauvres qui sont en première ligne, et que la question alimentaire fait partie des premières inégalités aujourd’hui.

L’effondrement ne touchera pas tout le monde de la même manière : pourrait-on voir l’avènement d’une société encore plus inégalitaire qu’aujourd’hui ?

C’est un vrai risque. Aujourd’hui, personne n’est capable de dire si l’effondrement aura lieu de manière certaine, et on n’est pas non plus capable de dire comment il aura lieu. Ce pourrait être un effondrement brutal tout comme un effondrement beaucoup plus insidieux, avec une lente et longue dégradation.

Dans tous les cas, la question des inégalités sociales et de la lutte des classes seront d’actualité. Aujourd’hui, face aux premières catastrophes climatiques, une oligarchie est en train de se mettre à l’abri, prépare des modes de vie adaptés, fait des réserves, construit des bunkers, des îles artificielles…

Il y a des stratégies d’évitement, d’adaptation, de protection de la part d’un certain nombre de personnes qui peuvent se le permettre parce qu’elles ont les moyens. À côté, les premiers touchés à l’échelle mondiale par les ouragans, les tempêtes, les inondations, les incendies, sont souvent ceux qui ont des habitats de fortune… Il y a déjà de fait une inégalité sociale, et au fur et à mesure que les ressources non renouvelables vont s’amenuiser, au fur et à mesure que la pénurie va s’installer, certains vont pouvoir s’accaparer ces ressources, et ce ne seront évidemment pas les plus miséreux, les précaires ou les minorités.

On pourrait ainsi voir se perpétuer une société à deux vitesses où quelques-uns ont droit à un air pur, à un environnement végétal, à un accès à des produits frais, et où d’autres survivent dans la crasse et la misère avec des produits de synthèse. C’est un thème exploré par la science-fiction dans les années 1970 et qui devient un scénario possible.

Dans les actions que vous citez — quitter la politique représentative, planter des arbres et faire de l’agroforesterie — ne manque-t-il pas un aspect : que faire face aux oligarques qui continuent de construire des autoroutes, de promouvoir la croissance, de lancer des autos électriques… ?

J’ai parlé des blocages de chantier. Vinci, un exemple énorme en France, est capable d’influencer suffisamment les politiques pour imposer des projets d’infrastructures dont l’utilité sociale n’est pas démontrée, mais qui vont permettre aux entreprises de toucher des péages, des frais de parking et de construction… Il y a des actions à mener contre ces gens.

N’est-ce pas là le nouveau paradigme des luttes écologistes : Notre-Dame-des-Landes, Sivens, Roybon, GCO… Ces actions seraient-elles les plus efficaces ?

Absolument. Mais l’un n’empêche pas l’autre. Les opposants au GCO ont récemment mené deux actions différentes, portées par deux mouvements d’opposants, mais simultanées. Tandis que GCO Non merci regroupait 400 personnes pour planter des arbres et des arbustes le long du futur tracé du GCO, la Zad du Moulin bloquait un chantier de Vinci. En Angleterre, Extinction Rebellion a fait la même chose : ils ont commencé par bloquer des ponts à Londres et ont fini en plantant des arbres en plein centre-ville. On a besoin d’actions qui mêlent ces deux modes opératoires. Il faut mêler les résistances et les alternatives.

Au-delà, nous devons avoir une réflexion stratégique sur le fait de mener des actions « grand public » et des actions plus radicales. Les premières permettent d’avoir une sympathie du grand public — et pour l’avoir un peu testé, le fait de planter des arbres, il n’y a rien de plus populaire — et donc ensuite de mener des actions plus radicales. Elles auront d’autant plus de sens et de possibilité de faire bouger les choses qu’elles seront associées à d’autres actions, plus « faciles ».

Je m’inscris totalement dans ce qui a été fait à Notre-Dame-des-Landes ou à Bure, mais ça ne peut pas se généraliser du fait de leur contexte particulier. Les vecteurs de généralisation se trouvent du côté d’Alternatiba, d’Attac, de Bizi !, des organisations qui mènent des actions de désobéissance civile. Le blocage du sommet pétrolier à Pau début 2016, mais également les actions contre Apple, contre les banques, les fauchages de chaises, les peintures sur les vitrines. Et j’espère qu’on va arriver à un stade de maturité, de conscience du grand public, où on pourra aller plus loin, y compris en matière de redistribution directe.

Casser des magasins comme Apple ?

Plutôt que de dire que certaines banques ou grandes sociétés font de l’évasion fiscale et de les montrer du doigt, à quel moment va-t-on concrètement récupérer l’argent ? On n’est pas mûr aujourd’hui, mais c’est vers cela qu’il faut tendre. Revaloriser la figure du pirate, du Robin des bois, comme on a réhabilité les sorcières.

Nombre de Gilets jaunes sont aujourd’hui poursuivis. De même, Extinction Rebellion implique que les participants soient prêts à faire de la prison. Mais faire de la prison, ça affaiblit considérablement un mouvement, quand on voit ce qui se passe à Bure autour du contrôle judiciaire. Que faire face à cela ?

Dans les vidéos des arrestations d’Extinction Rebellion, les policiers anglais mettent la main sur la tête des militants pour qu’ils ne se cognent pas quand ils entrent dans le fourgon. On est loin des scènes qu’on vit en France. Donc, je ne transpose pas directement. Mais il y a des choses très intéressantes à regarder du côté de ce mouvement, comme le fait de former les gens, ou de faire des arrestations des actes politiques.

Cela inverse la donne : au lieu d’être une défaite, l’interpellation devient une revendication politique. C’est ce qu’ont fait plusieurs faucheurs de chaises, agissant à visage découvert et assumant le fait qu’il puisse y avoir des arrestations et un procès comme ça a été le cas de Jon Palais ou de Florent Compain. Le procès permet de porter un discours politique et de faire œuvre de pédagogie et de conscientisation.

Il faut que ça soit organisé, que les gens soient formés et qu’on ne les envoie pas au casse-pipe. Extinction Rebellion a été critiqué au motif que plein de personnes ne peuvent pas se permettre d’être arrêtées et d’aller en prison. Raison de plus pour que ceux qui peuvent se le permettre soient en première ligne. Cela ne veut pas dire prendre des risques inconsidérés. L’important est d’être efficace, pas de faire des martyrs.

On doit provoquer des débats dans la société, et ça passe par des actes qui clivent. Cela a été un des grands apports de la Zad : à un moment, dans toutes les chaumières de France, on parlait de Notre-Dame-des-Landes. Il y avait des contre, des pour, mais il y avait un vrai débat qui incluait tout le monde. Il faut qu’on trouve le moyen de provoquer un grand débat de société autour de l’urgence climatique, autour de l’extinction de la biodiversité, et ça passera par des actions qui clivent, mais qui ne sont envisageables qu’à partir du moment où on a construit un mouvement de sympathie et de construction d’alternative.

Le malheur des zadistes et desdits « malfaiteurs de Bure » est qu’ils ont été insuffisamment soutenus. Ils ont fonctionné en îlots de résistance, mais aujourd’hui, on a besoin que ces îlots fassent archipel. D’où la nécessité de créer des passerelles entre les réseaux qui se posent les mêmes questions dans les mêmes termes avec les mêmes envies d’action, mais qui ne se connaissent pas. Entre les gardiens de refuge, les guides de haute montagne, les forestiers de l’ONF et les mouvements organisés de militants, les partis, certaines maisons d’édition, certains médias. On a là un archipel en devenir, qui peut être très puissant s’il parvient à créer les passerelles et à mener une réflexion stratégique commune.

Outre des actions directes, comment vit-on au quotidien avec une conscience écologiste ?

On ne passe pas tout d’un coup de la prise de conscience qu’il y a un truc qui ne tourne pas rond à aller barbouiller les vitrines de la Société générale. Il y a besoin d’un parcours de radicalisation politique.

En revanche, la manière dont je consomme, dont j’achète, dont je vais mettre les mains dans la terre, relèvent plus d’un équilibre personnel que d’une revendication politique. Je n’ai pas l’impression de faire la révolution en participant à une association de jardins nourriciers. Par contre, ce sont des moments dont j’ai besoin et qui me donnent de la force pour repartir au combat politique. Quand je me balade en montagne, je me souviens de pourquoi je fais tout ça. On ne défend bien que ce qu’on a appris à aimer et qu’on a éprouvé par les sens.

Dans un autre entretien, vous avez dit qu’il faut compléter la dimension politique par une dimension spirituelle. Qu’entendez-vous par là ?

Je viens d’une culture politique où la spiritualité est un gros mot. L’héritage des Lumières, l’attachement à la laïcité font que tout ce qui ressemble de près ou de loin à des questions religieuses est tenu à distance de la sphère politique.

Mais il me semble de plus en plus qu’un changement politique et de la société nécessite qu’il y ait de vrais changements intérieurs des personnes qui sont appelées à mener cette insurrection, cette rébellion, cette révolution. Sans ces cheminements intérieurs, on fera peut-être la révolution, mais je suis de moins en moins sûr que le résultat soit meilleur que l’ancien.

La majorité des responsables politiques, mais aussi des militants sont pris dans une spirale de l’instantanéité, du commentaire, de l’actualité, de courir d’une lutte à l’autre… Ils ne prennent plus le temps de se poser, de lire, de méditer, de contempler, de s’ouvrir à ces temps de réflexion qu’on n’est pas obligé de valoriser immédiatement par un tweet ou une publication Facebook. Des actes désintéressés qu’on fait pour soi. C’est en ce sens que je parle de spiritualité. On a besoin d’avoir des allers-retours entre le militantisme et la réflexion.

Je travaille depuis plusieurs mois sur la notion de dignité du présent. Parce qu’il est difficile de garder l’énergie et le courage de militer avec la perspective de l’effondrement. Puisqu’on va dans le mur, que la victoire est de plus en plus hors de portée, à quoi bon continuer à lutter ? Ma conviction est que les raisons des combats qu’on mène ne sont pas uniquement à chercher dans des victoires futures. Elles sont aussi à chercher dans cette dignité du présent qui permet d’être fier de qui on est, de la manière dont on occupe son temps. Il y a une vraie satisfaction à militer, à mener des combats parce qu’on les estime justes et pas justes parce qu’on peut les gagner. C’est un appui dans lequel je trouve de la ressource pour continuer à avancer et à me battre.